Sixième épisode
Dix huit heures, Mona traverse la place de l’hôtel de ville dans la nuit,
remonte la rue Jean Bart, elle se dirige vers l’étude de maître Legarrec.
Immeuble ancien de trois étages, façade blanche, porte en bois. L’étude est au
premier étage. Elle lève les yeux vers la lumière du bureau.
Là-haut, Legarrec transpire. Il a vu à midi les actualités régionales à
la télé, ils ont parlé de ces deux crimes et de cette femme aperçue sur le
port, il sait qu’il a du mouron à se faire.
Mona attend dans l’ombre.
À quelques pas de là, le commissaire ronge son frein, les heures
s’étirent, il s’attend à un nouveau crime, son regard se pose toutes les
minutes sur le téléphone. Quand il sonne, à vingt heures, le flic sursaute. Non,
c’est l’hôtel qui le prévient que Mona Louarn est rentrée. Toute l'équipe
décanille illico.
La jeune femme en train de dîner ne s’émeut pas en voyant la police
débouler dans le restaurant. Comme une voyageuse arrivée au terme du
périple, elle sent déjà la fièvre la
quitter. La lassitude gagne du terrain, se substitue à ce besoin harcelant de
vérité qui l’animait comme une rage.
Après une fouille de la chambre qui ne donne rien, les policiers
embarquent l’intéressée, étrangement indifférente. Ou blasée, peut-être, se dit
le commissaire.
Mona Louarn, bretonne par son père, Pierrick Louarn, à moitié sicilienne
par sa grand-mère, née ici, à Concarneau en 1990, elle a grandi à Syracuse. Sa mère repartie avec elle en
Sicile après le décès de son compagnon en 1995. Muriel et Martin se jettent un
coup d’œil, la voilà, la vieille affaire sortie du placard.
La tension grimpe dans le bureau, Muriel, nerveuse, regrette de ne
pouvoir en griller une. Les questions pleuvent.
Depuis quand êtes-vous à Concarneau ? Quatre jours ?
Qu’êtes-vous venue faire ? Régler des comptes? Avec Leguen ?
Lebreton ? Elle acquiesce. Oui, oui, mais c’est compliqué. Ils espèrent déjà lui faire signer des
aveux. Des aveux de quoi ? Elle
secoue tristement la tête, c’est si compliqué, elle répète, il faut qu’elle
leur explique tout.
Alors, voilà, commence-t-elle.
Les policiers boivent ses paroles. C'est rare les assassins qui se
mettent à table avec autant de bonne volonté.
En 1995, à cinq ans, elle assiste à une scène qui la marque pour la vie.
Elle est devant la fenêtre, elle voit son père surgir du garage et interpeler
des hommes qui sortent de la maison d’à côté, elle l’entend crier, les traiter
de voyous, l’un d’entre eux saute par-dessus la clôture, le frappe, il se
défend comme il peut, les autres arrivent à la rescousse, elle n’a jamais vu
des hommes se battre, elle ne comprend pas ce qui se passe, son père à terre,
elle a peur, elle les voit transporter son père dans leur voiture, puis ils
regardent du côté de la maison, ils se dirigent vers la porte, ils vont entrer,
elle a le temps de se cacher dans le placard, sous l'évier, à côté de la
poubelle, elle écoute et regarde par les fentes, elle tremble. Enfin, ils s’en
vont, elle entend, le bruit des moteurs de la voiture qui démarre en même temps
que la moto de son père. Elle court et voit la moto disparaître au bout de la
rue, elle se demande pourquoi son père est parti.
Elle attend, les heures passent, elle est seule dans le silence de la
maison, choquée. Elle s’aventure dans le jardin, sur le chemin, pousse le
portail du jardin de la voisine, d’où elle a vu sortir les hommes, ouvre la
porte de la maison et elle découvre le corps de la vieille femme étendu au sol
sous une échelle renversée et la flaque de sang sous la tête. Elle s’enfuit en
pleurant, appelle son père, elle ne s’est jamais retrouvée seule ainsi,
pourquoi l’a-t-il laissée ? Elle perd la notion du temps et finit par s’endormir.
Elle est réveillée par du bruit, des gens dans la maison, c’est confus dans sa
mémoire. Elle revoit sa mère qui la serre dans ses bras, elle pleure, tout le
monde pleure. Plus tard elle apprendra que son père s’est tué en moto, ce
soir-là, un banal accident de la route. Elle n’a que cinq ans, elle ne sait pas
faire le tri entre ce qu’elle croit avoir vu et l’autre version. Elle se tait,
enfouit ce cauchemar au plus profond d’elle où il continue à vivre et à la
hanter. Pendant des années elle ne cessera de gratter la blessure, de se jouer
un scénario dont elle n’est même certaine. De poursuivre des images qui
s’estompent. Un tatouage sur une épaule, aperçu furtivement : une ancre et l’écume amère qui lui remonte chaque fois dans
la bouche. Jusqu’au jour où elle se décide à traquer la vérité. Pour pouvoir
commencer à vivre, il faut qu’elle sache comment son père est mort. Elle part
pour Concarneau.
Elle s’arrête. Contemple son auditoire muet. Ils attendent la suite. Elle
est donc revenue pour faire la lumière. Elle commence par Leguen, elle n’a
aucun mal à lui faire avouer l’agression de la vieille femme et le vol de
tableaux. C’était pour se payer un voilier, qu’ils avaient manigancé ce coup,
des rêves de tour du monde, l’appel de la mer. Mais Leguen est trop saoul, il
divague, il a oublié, incapable de lui en dire plus. Elle s’adresse alors à
Lebreton qui lui révèle que c’est Leguen qui a tué Pierrick à coups de pierre
sur la tête, pour le faire taire. Ensuite, Lebreton avait enfourché la moto, et
à plusieurs kilomètres de là, ils avaient jeté le corps dans des rochers et la
moto par-dessus pour faire croire à un accident. La gendarmerie n’avait pas
fait de zèle et gobé le scénario sans se creuser les méninges.
Vous les avez tués ?, demande doucement Martin. Elle nie d’un
hochement de tête, une moue méprisante sur les lèvres. Comment les avez-vous
retrouvés ? Elle se tait. Vous aimez dessiner ? Elle fait l’étonnée,
drôle de question. Le commissaire hoche la tête, elle est très forte. Il répète :
Vous les avez tués et vous aviez l’intention de tuer l'autre. Car ils étaient
trois, n'est-ce pas ? Et vous connaissez le troisième. Qui est-il ? Elle
hausse les épaules, ne dira plus rien. Si c’est une garde à vue, elle exige un
avocat.
Il est minuit. Ils l'envoient finir la nuit en cellule.
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