Cette nouvelle a obtenu le Prix au salon de Hossegor en 2012
Entre Chiens et Loups
J’avais été contrainte de monter dans ce train en gare de
Mont-de-Marsan, à l’heure où l’horizon s’éteint.
Entre
chien et loup.
La
destination, je la connaissais, c’était la gare Saint-Jean, de Bordeaux.
J’avais fait bien souvent ce voyage, mais de manière éminemment plus confortable.
Oh ! Il ne fallait pas se nourrir d’illusions, je savais ce qu’ils
étaient, ces trains un peu spéciaux qui partaient le soir, toujours bondés. Tout
le monde était au courant, d'ailleurs. Mais, cette fois, la réalité
dépassait la rumeur.
Nous
étions serrés comme des anchois dans leur bocal. L’odeur également, pouvait
faire songer aux anchois. Rances. Ou pire. Dans ces conditions, inutile
d’espérer trouver un endroit pour s’isoler, ou même respirer.
Peu
importe, ce détail était anecdotique pour moi.
Une
question monopolisait mon esprit.
Pourquoi
mon amoureux m'avait-il fait faux bond ?
Le
train avançait très lentement, aussi était-il difficile pour moi, malgré tout,
d’évaluer les lieux que nous traversions. Je connaissais pourtant par cœur le
trajet, et même le nom de toutes les gares. Puis, le train a ralenti encore et
s’est arrêté. Je me suis demandé pourquoi, car à l’allure à laquelle nous
roulions, nous n'avions guère dû parcourir que dix ou quinze kilomètres. J’ai
essayé de regarder entre les têtes agglutinées autour d'une ouverture pour
comprendre ce qui se passait à l'extérieur et tenter de repérer les lieux. Une
jeune femme a tourné vers moi son regard triste et elle s'est poussée pour me
céder sa place en échange de mon sourire. C'était bien tout ce que j'avais à
lui offrir, un sourire, mais il a immédiatement établi un lien de sympathie
entre nous.
Grâce à
elle, j’ai pu constater que le train était immobilisé en rase campagne. Enfin,
l’expression est inappropriée, car la campagne n’est pas rase du tout, chez
nous. C'est précisément le contraire.
D’ailleurs,
on ne parle pas de campagne non plus, par ici, parce dès que l’on quitte les
villes ou les villages, c’est la forêt immense qui avale tout. Elle ne s’arrête
que vaincue par l’océan.
Et encore !
Il faut
les voir ces arbres téméraires s'aventurer sur le front, s’avancer en première
ligne, braver le danger jusque sur la dune, tenir tête à l’ennemi rugissant,
grimaçants de douleur, difformes, à genoux, à moitié enfouis, sacrifiés, brûlés
par les embruns, tordus par les tempêtes, mais jusqu’au bout vivants. Je les
aime tant, ces soldats de l'impossible, résistants jusqu’au-boutistes.
Mais il
faut être d’ici pour l’aimer comme ça, la forêt, et pour la comprendre.
Moi,
c’est en été que je la préfère, à l’heure où le soleil s'attarde sur les cimes
et n’en finit pas d'y mourir. Quand elle est transpercée par les flèches
obliques de lumière. Quand la résine coule le long des troncs et répand son
odeur âcre et sucrée. Quand les craquements se taisent tout à coup, dans le
silence des derniers rayons, le calme qui précède le crépuscule, juste avant
les premiers bruissements de la nuit.
Je
crains de ne plus avoir l’occasion de revenir par ici. Que me restera-t-il de
tout cela ? Quelles seront les ultimes images ? Celles que ma mémoire sera
capable de peindre et repeindre dans le noir ? Celles que j'emporterai jusqu'au bout ? Oublierai-je
en premier les longues plages océanes où j’ai couru, m’aspergeant
d’écume ? L’odeur vert tendre des jeunes fougères couchées sur lesquelles
nous avons essayé nos premiers baisers ? Lesquelles ?
Toutes
m'assaillent. Mon esprit affolé tourne autour comme un manège.
Et toi,
Pierre, je me demande où tu es. Je me demande si nous nous reverrons un jour et
dans quelles conditions.
Le train s’est ébranlé à grand bruit. Dans le cahot, la
jeune femme au regard mélancolique a failli tomber et a atterri dans mes bras. Elle
balbutie des excuses, mais je constate qu’elle ne se redresse pas, au
contraire, sans s’en rendre compte, elle se laisse aller de plus en plus sur
moi. Elle semble à bout de forces, je crains qu'elle ne fasse un malaise. Je la
retiens.
Je m’aperçois qu’elle pleure.
—
Vous pouvez rester appuyée, je lui dis
doucement.
Elle se
reprend, un peu gênée.
—
Ça va aller, me dit-elle, merci.
Elle s’essuie les yeux.
— Il ne
faut pas vous en faire autant.
Comment ai-je pu lâcher une parole
aussi dénuée de sens que déplacée ? Je voudrais la ravaler, mais non, elle
n'est pas choquée et me répond.
—
C’est ma petite-fille, j’ai dû la laisser. Elle
n’a que quatre ans.
—
Ah ! bien sûr…
Je pourrais, par empathie, lui avouer que moi
aussi j’ai laissé quelqu’un et que cela me tord le cœur, mais ce n’est pas du
tout ce que je lui dis :
—
Vous savez quoi ? Cette nuit, c’est mon
anniversaire, je vais avoir dix-huit ans ! Drôle d’anniversaire, n'est-ce
pas ?
Encore une ineptie ! Comme si c'était le moment
! J'ai parlé une deuxième fois sans réfléchir. D'accord, c’est la vérité, c’est
bien mon anniversaire, mais franchement, ici, dans ce wagon, cette révélation n'est-elle
pas mal venue, voire même inconvenante, au
regard de tous ces inconnus qui n'en ont rien à faire de mes dix-huit ans, qui
ont dans la tête des préoccupations autrement plus importantes que cette
frivolité ?
Cela ne fait sourire personne, d'ailleurs, cela
n'a rien de joyeux, dans ces circonstances.
Je voulais nous changer les idées, et finalement
je me sens ridicule et penaude.
En plus, en évoquant ce qui aurait dû être une
fête, j'ai pris conscience de ce que cela représentait pour moi, et de tout ce
que j'allais manquer.
J’ai songé à Mamette qui m’attendrait ce soir
avec son cadeau, le joli pull qu'elle tricote en cachette depuis un mois. Elle
le cache subrepticement quand j'arrive, mais elle est un peu maladroite et pas
assez prompte, je l'ai aperçu. Il est bleu. Elle choisit toujours du bleu pour
moi, elle dit comme tes yeux, ma poulette.
Bref, avec tout ça, j'ai gagné, je me suis fichu le cafard.
Je ne comprends pas ce qui s’est passé et
pourquoi Pierre n’est pas venu à notre rendez-vous. Il aurait dû être là, comme
d'habitude, dans la librairie, et aujourd'hui particulièrement, à m'attendre avec
même un bouquet de fleurs. Mamette l'avait invité à dîner, pour cette occasion.
La jeune femme a repéré mes larmes. À présent,
c’est elle qui m'épaule et me prête son mouchoir. Nous nous faisons face, nous
nous regardons intensément, jusqu'au profond des yeux, et, finalement, nous éclatons
de rire en même temps.
C’est comme une décharge électrique qui nous
secoue.
Rire ensemble, sans rien savoir chacune de la
vie de l’autre.
Rire pour mystifier notre chagrin.
Se faire du bien.
Rire au lieu de pleurer.
Nos voisins nous ont dévisagées avec un brin
d'étonnement, forcément, cela semblait tellement incongru. Ils n’ont pas osé se
mêler à notre rire. Par discrétion. Le rire, c’est comme un secret partagé. Ils
ne se sont pas senti le droit de s'immiscer dans notre intimité. Par respect, ils se sont contentés de
sourire. Juste pour nous montrer quand même qu’ils nous approuvaient ; enfin, qu’ils
n’étaient pas contre, que nous riions, même si c'était décalé, dans ces
conditions, et complètement dingue.
Après, nous nous sommes appuyées à la cloison.
La nuit était presque tombée.
Avions-nous passé la gare de Morcenx ? J’ai
posé la question à mon voisin de derrière. J’avais remarqué qu’il avait les yeux
bleus. Comme moi.
Il ne savait pas, il n’était pas d’ici, il ne
connaissait pas les arrêts. La manière dont il a répondu, avec cet accent qui
le trahissait, a fait rire tout le monde, cette fois.
Lui s'est contenté de sourire. A-t-il cru que
l’on se moquait de lui ?
C'était étrange. Ils s'esclaffaient, mais nous
voyions bien que leurs rires n'étaient pas vraiment des rires, ils sonnaient
faux. Il leur manquait la joie, la spontanéité, la légèreté, ils n'étaient que
suppôts, ironie, amertume, aigreur et
pire encore. Oui, ils riaient jaune.
Et puis, quelle question stupide ! Qu’est-ce que
ça pouvait faire, après tout, que l’on ait dépassé Morcenx, ou pas ?
Rien. Absolument rien. Ce n’était qu’un repère
pour moi. Une manière de me sentir concernée par notre parcours.
Sans importance, je leur ai dit.
Et tout le monde s'est tu.
Peu à peu, la nuit a investi le wagon, je ne
voyais plus les yeux bleus de l'étranger, dommage.
Toujours appuyée à la cloison qui vibrait, je
crois que je me suis endormie.
Je suis née dans la dune. Mon père était
résinier, ma mère était venue lui apporter son déjeuner dans la forêt, à
bicyclette, avec son gros ventre. Ah ! Ça ne l’empêchait pas de pédaler, si
tu l’avais vue, me racontait mon père. Elle avait voulu aller regarder l’océan,
un caprice de femme enceinte, disait-il.
Dieu merci, il l’avait accompagnée. Il fallait monter la dune. Ils n'avaient pu
arriver jusqu’en haut. Elle avait accouché, là, dans un creux, sur la veste de
résinier de mon père. C'est lui qui m'avait reçue en premier dans ses grandes
mains de gemmeur.
Ce doit être pour ça que j’aime tant cette odeur
de résine, les nids dans le sable et mon père.
Pour venir nous chercher, il paraît que cela
n’avait pas été simple, ils avaient dû trouver une charrette pour nous ramener
tous les trois à la maison.
On habitait près de Mimizan. Forcément, j’ai
grandi dans cette nature, à cavaler sur les sentiers bordés de genêts, à travers
les bois et sur les plages. Ma mère prétendait que j'étais marquée par ma
naissance en plein air, et elle était persuadée que je ne pourrais jamais tenir
tranquille sur les bancs de l’école.
Mais j’ai aimé apprendre aussi et ça les a
surpris, mes parents.
On croise un autre train. Le bruit est infernal.
Ah ! Je voudrais me reposer les oreilles.
Dimanche, quand j’ai quitté la maison, ma mère
étendait la lessive sur le fil. Quand je ferme les yeux, c’est ce spectacle que
je vois. La silhouette de ma mère découpée par la lumière et les draps blancs
qui claquent au vent.
Pierre, est-ce que tu m’as trahie ?
Il faut vraiment que j’arrive à comprendre ce
qui a pu se passer. C’est plus important que tout le reste, parce que si Pierre
m’a trahie, alors je peux mourir.
À onze ans, j’ai dû quitter la maison. Mes
parents m’ont envoyée vivre à Mont-de-Marsan, chez Mamette, ma grand-mère
maternelle. C’était plus facile pour aller au lycée, d'autant plus qu’elle
habitait juste à côté du lycée Victor Duruy.
Mes parents étaient très fiers, car
l’instituteur avait beaucoup insisté pour que je rentre en sixième. « Elle
peut aller loin », avait-il affirmé à ma mère qui l’avait rapporté à mon
père, les yeux mouillés.
Loin ? Je n’avais pas osé leur avouer que je ne
voulais pas m'en aller loin d’eux, justement, ni de l’océan non plus. Je
m'étais retenue de leur dire que je préférais rester ignorante, enfin presque,
parce que j’en savais assez pour me débrouiller dans la vie. Que je pourrais
épouser un résinier, moi aussi, et élever mes enfants à la maison, comme ma
mère. N’était-elle pas heureuse, ma mère ?
J'avais ravalé mes paroles, et en attendant la
rentrée, je me suis contentée de courir des journées entières dans les dunes
pour tenter d'estourbir mon chagrin.
Je suis donc partie en septembre, pour ne pas
les décevoir, le cœur gros quand même.
Mamette a tout fait pour m’aider, elle m’a
tellement dorlotée, gâtée, autant que ses petits moyens le lui permettaient,
que je me suis très vite adaptée à ma nouvelle vie à Mont-de-Marsan. J’ai
repris goût aux études et je n’ai plus regretté. Je revenais à Mimizan
quelquefois le samedi, deux ou trois fois dans le trimestre, et aux vacances.
C’est pour ça que je connais bien la ligne de chemin de fer et tous ses arrêts.
Ces belles années, semées de retrouvailles, de
bulletins trimestriels élogieux, de récompenses, d’amitiés, de vacances
lumineuses, ont coulé comme la Douze en période de crue.
Je me souviens de ce jour où mon père avait
voulu tuer un poulet. J’ai ri parce qu’il avait eu du mal à l’attraper, qu’il
s’était étalé dans la basse-cour en lui courant après et qu'il s'était relevé tout
crotté. C'était un poulet cou-nu, ce sont les meilleurs, il avait un joli
plumage roux. Je vois encore les ciseaux s’enfoncer dans son cou, le sang
couler dans l’assiette, la pauvre bête avait des soubresauts. Je tournais la
tête, je ne voulais pas regarder. Tu es un criminel, j'ai dit.
Il était délicieux, ce poulet.
C’était il y a longtemps.
C’était bien avant. Dans une autre vie. Quand
les étés étaient radieux.
Ce temps s'est enfui. J'avais le bonheur sous le
nez et je ne m'en rendais pas compte. Je le vivais comme une ingrate, sans le
goûter, comme une étourdie, sans le savoir. Ce n'est qu'aujourd'hui, en le
regardant depuis ce train, que je m'en aperçois. Il faut croire que certaines
choses, comme le bonheur, se voient mieux de loin.
Plus tard, le ciel s’est gâté au-dessus de nos
têtes.
Tout a commencé il y a quatre ans. La tempête
s’est abattue sur le pays. Le bonheur s’est arrêté d’un coup. Fusillé.
Décapité. Comme le poulet.
Je me souviens de cette montée de révolte que
j’ai sentie grandir peu à peu en moi, avec l’écume de l’adolescence. Elle a
éclaté, un beau jour, comme une vague énorme, pareille à celles qui se
fracassent par ici, sur nos plages toutes droites, le long de cette côte qui
ouvre les bras à cent quatre-vingts degrés, parée, comme moi, à recevoir
l’océan de plein fouet.
Au début, je n’ai rien dit à personne. Je me
contentais d'écouter la radio, le soir, en cachette. Mamette faisait semblant
de ne pas le savoir, je crois pourtant qu’elle l'avait deviné.
Au collège, en troisième, monsieur Grégoire, mon
professeur de français-latin a tout de suite soupçonné ce qui me trottait dans
la tête. À cause de mes réflexions, et de ma trop grande spontanéité,
disait-il, qui me jouerait des tours. Il me faisait taire et me grondait.
Quelque temps plus tard, un professeur zélé a voulu, pour célébrer la fête des
Mères, nous faire chanter ce refrain et ces couplets que l’on nous imposait
depuis un certain temps, dans les écoles. J’ai refusé de chanter. Priée de
justifier mes lèvres serrées, j’ai répondu que je n’aimais pas les paroles. Le
professeur me punit. Monsieur Grégoire m’invita chez lui pour me sermonner,
sérieusement, cette fois. Il prétendait que j’étais imprudente et que mon
comportement frondeur était inutile. Il m’expliqua que j’étais trop jeune pour
me mêler de ces choses-là.
—
Tu ne dois pas te faire remarquer comme
ça ! Laisse faire les grandes personnes, Andréa et occupe-toi de tes
études, tu ne voudrais pas être renvoyée du lycée pour indiscipline, quand
même ? Tu serais bien avancée !
Bien entendu, je ne voulais pas être renvoyée,
mais j’étais têtue. Je lui ai alors fait part de ce que je savais et de ce que
j’avais l’intention de faire. Il a compris à quel point tout cela me tenait à
cœur.
Il a renoncé à me convaincre.
Ma désobéissance était incurable, a-t-il convenu
en soupirant.
Des mois sont passés. Je grandissais.
Devant ma détermination, Monsieur Grégoire a
cédé, il a fini par accepter que je lui rende service. Je lui fournissais des
petits renseignements. Avec le recul, je me demande si je lui étais vraiment
utile. Je crois qu’au début, il a fait ça pour me faire plaisir, pour me donner
l'illusion qu'il me prenait au sérieux, et surtout parce que c'était la meilleure
façon de veiller sur moi. Je faisais des promenades à bicyclette et des
commissions pour lui. Circuler dans la ville était assez compliqué, parce
qu’elle ressemblait alors à un haricot avec ses deux cotylédons. Je lui
racontais ce que j’avais vu, de l’autre côté. Il prétendait que tout était bon
à savoir, il se montrait satisfait et me
complimentait, et moi je ressentais de l'importance, je me croyais
indispensable. Cela me rendait heureuse.
Et puis, l’année s’est achevée. Fini le collège.
Au revoir monsieur Grégoire.
Je suis rentrée en seconde. C'est là que j’ai
fait la connaissance de Pierre. Il était en classe de première. Nous avions eu l’occasion
de nous croiser, une fois, devant la porte de monsieur Grégoire. Il ne m’avait
pas oubliée. Dans la cour du lycée, il m’a repérée tout de suite, moi aussi, je
l'ai reconnu, et nous avons sympathisé.
Pierre m’a fait rencontrer ses amis, presque tous
appartenaient aux jeunesses communistes. J’aimais les écouter. J'apprenais
beaucoup avec eux. Ils en savaient ! mais ils voulaient que j’adhère au parti,
et je n'étais pas d'accord. Même si nos objectifs étaient identiques, et si je
partageais la plupart de leurs idées sur la société, je ne souhaitais pas
m’embrigader. Je les trouvais trop rigides. Je désirais rester libre. Ils me
traitaient d’anarchiste.
— Je ne
sais même pas ce que c’est l’anarchie ! , je leur répondais.
Plus tard, dans leur bande, j’ai rencontré
Antonio. Il était originaire de Mieres, dans les Asturies, son père avait été
tué en 37, à Bilbao, et lui avait dû s'exiler en France en 39. Il s'était
échappé du camp de Gurs, dans les Pyrénées. Un jour, il m’a expliqué ce que
c’était, pour lui, l’anarchie.
Alors, j’ai compris pourquoi des hommes peuvent
mourir pour un tel idéal. Je l’ai lu dans le regard luisant de ce jeune
Espagnol.
La réalité m'arrache à mes rêveries : Il fait
atrocement chaud dans ce train. J’ai faim, mais j’ai surtout très soif. Et
puis, je suis fatiguée d'être debout. La jeune femme s’est assise par terre. Je
crois que je vais en faire autant.
Je ramène mes genoux contre moi et les enserre
de mes deux bras. Mon regard tombe sur une autre jeune femme, également assise
sur le plancher, en face de moi. Elle berce un nourrisson qui pleure dans ses
bras. Je la vois déboutonner son chemisier de sa main libre, tout en continuant
à câliner l'enfant de l'autre bras. Ses gestes sont lents, doux et précis, ils me fascinent. Enfin, elle dégage son sein, et
le bébé se jette goulument dessus. La mère mange son petit des yeux et lui
aussi, en tétant, la fixe comme s’il voulait la dévorer. Je suis hypnotisée par
ce spectacle qui me bouleverse. Le bébé s’est endormi, accroché au sein. Je ne
m’étais jamais attardée jusqu’ici, à contempler une scène d'allaitement comme
celle qui s’offre à mon regard dans ce train. Je ne sais même pas si j'y aurais
prêté attention.
Pourtant, là, j’ai l’impression que c’est de l’hydromel
qui coule dans ma gorge serrée.
Ah ! L’hydromel ! C'est encore un souvenir
d’enfance.
C'est Mamette qui préparait pour moi cette
boisson faite d’eau et de miel — du miel de bruyère bien sûr, mon père avait
des ruches dans la forêt. La liqueur des déesses de l’Olympe, elle disait. Dans
son verre, elle ajoutait en douce une tombée de rhum, elle appelait ça une Romaine. L’hydromel pour moi, la Romaine pour elle. Je ne sais si elle
tirait le mot de « rhum », ou de Rome, moi j’écrivais Romaine,
car cela plaisait à mon imaginaire. Je voyais toute l'antiquité dans nos verres
: L’Olympe pour moi, Rome pour elle.
Je reviens au lycée. L’année de seconde s'est
écoulée rapidement, entre les allées et venues chez monsieur Grégoire, les
soirées avec Pierre et ses amis.
Pendant les vacances d'été, à Mimizan, j’ai
continué à vouloir m’occuper de ce qui ne me regardait pas, comme aurait
bougonné monsieur Grégoire. Il n’était plus là pour me protéger, d’ailleurs. Il
avait dû partir, et l’on ignorait où. Personne n’avait de ses nouvelles.
Le hasard a bien fait les choses, enfin, le
hasard, c’est vite dit, parce que la vérité, c’était que je savais ouvrir
l’œil. J’avais repéré les manèges de l’épicier. J’ai deviné que c’était un
brave homme, qu'il rendait service lui aussi. Je me suis débrouillée pour lui
faire comprendre que j’étais du même bord que lui. À partir de là, j’ai fait
des commissions pour lui, à vélo. Une nuit, je suis allée l’aider à allumer des
feux de camp, dans une clairière, au milieu des bois. Parfois, il m’envoyait
jusqu’à une ferme, à la lisière de la forêt. J'accompagnais des gens en
difficulté qui avaient momentanément besoin de trouver à s'abriter.
Encore un arrêt, nous n’en finirons pas
d’arriver à Bordeaux, dans ces conditions.
Remarquez, je ne suis pas pressée...
En plus, j’apprécie le silence, car le bruit des
roues sur les rails m’agresse les tympans. J’en profite pour somnoler.
Je suis entrée en première. Nous avons été
secoués par un événement. Deux élèves de terminale ont été renvoyés du lycée.
Ils avaient brisé pendant la nuit, les vitrines de certains commerçants à cause
de cette clientèle étrangère qui les fréquentait et que nous n'aimions pas. Je
craignais que leurs ennuis ne se limitent pas à cette exclusion. Ils allaient
être arrêtés par la police et peut-être même, iraient-ils en prison. Nous
étions inquiets pour eux.
C’est à ce moment-là que nous avons commencé à
mesurer davantage les conséquences de nos actes.
Pierre ne me quittait plus. Les incidents se
multipliaient autour de nous.
Tout devint alors subitement plus sérieux, nos
sentiments et la situation aussi. Nous sortions précipitamment de l’enfance.
À la maison, l’atmosphère avait changé. Mamette
me regardait souvent en douce, avec suspicion. Que savait-elle, au juste ?
Pierre m’a fait rencontrer une personne
importante, peu de temps après la rentrée du deuxième trimestre, au lycée. Nous
avons eu une discussion intéressante. Nous sommes repartis sur nos bicyclettes,
dans le froid, remplis de fierté et un peu exaltés, il faut bien l’avouer.
Nous venions de prendre des décisions graves qui
engageaient notre vie, qui faisaient de nous des adultes responsables, même si
nous n’étions que deux adolescents. Nous avons trouvé logique, ce soir-là, de
faire l’amour. Parce que nous avions grandi d’un coup.
Quand je suis rentrée à la maison, Mamette m’a
dévisagée longuement, j’ai senti qu’elle avait deviné. Je ne savais trop lequel
de mes secrets elle avait percé, mais j’ai rougi. Elle m’a prise dans ses bras
et m’a bercée en murmurant : « ma petite fille, ma petite
fille. » J’ai réalisé que j’avais beaucoup de chance de l’avoir.
Je me réveille en sursaut. Qu'est-ce que je fais
dans ce train ? Je devrais être au
lycée. L’année scolaire va s’achever. Je pense à la classe, aux élèves, à ma
place qui restera vide demain. Je pense aux professeurs, au devoir de français
que je devrais rendre, à tout ce gâchis, et je pense surtout à l'examen.
Je ne passerai pas le baccalauréat.
L'idée soudain m'est insupportable.
Il s'en est fallu de peu : Ils me font faire ce
voyage à quelques jours des épreuves.
C’est ce qui me met le plus en colère. À
quelques jours...
S’il était là, je sais ce que dirait monsieur
Grégoire, il dirait :
— Je
t’avais prévenue, Andréa, te voilà bien avancée maintenant !
J’enrage !
Je n’aurai jamais mon
bachot !
Le convoi recule à présent, il doit effectuer
des manœuvres sur une autre voie, car nous sommes brinquebalés.
Je finis toujours par revenir à la question
primordiale : Pierre aurait dû être à l’endroit dit. S’il n’est pas venu, c’est
qu’il m’a donnée. Je ne peux m’ôter ça de l’esprit.
J’ai envie de vomir.
C’est sûrement à cause des manœuvres.
Le train est arrêté depuis un grand moment. Mon
voisin aux beaux yeux bleus a chuchoté quelque chose que je n’ai pas entendu.
En se penchant vers moi, il répète doucement :
—
Je voudrais vous embrasser.
—
Pardon ?
—
J’ai envie de vous embrasser.
Je me sens rougir, ce n’est pas grave, personne
n’aura pu le voir. Il fait noir, à présent. Ma voisine sourit, elle me fait oui
de la tête. Vous pouvez l’embrasser, puisqu’il vous le demande, me
murmure-t-elle à l’oreille.
— Pourquoi
moi ? Pourquoi pas vous ?
— Parce
que c’est vous qu’il veut embrasser.
Elle a parlé avec beaucoup de douceur et une
intonation pleine de sagesse. Comme sûre de ses paroles. Il me semble entendre
la voix de la raison.
— Vous
voyez, insiste le jeune homme.
Il s'exprime bien, malgré son accent. Il
comprend que je m’interroge sur sa situation, alors il écarte ses bras à
l’horizontale comme des ailes et mime un planning et un atterrissage brutal,
pour confirmer mes suppositions.
— D’où
êtes-vous ? demande-t-il.
— Moi ?
De Mimizan.
Je ne lui demande pas d’où il vient. J’ai
compris, il est Anglais. Et aviateur, par-dessus le marché, bien sûr.
Je ne vais pas mettre trois jours à me décider.
Un baiser, si cela peut lui faire du bien, mon Dieu ! Je ne vois pas
comment je pourrais le lui refuser. Et puis, c’est mon anniversaire, après
tout.
— D’accord.
Il s’approche de moi et allume son briquet, j'aperçois
ses yeux bleus qui brillent d’envie. Il se penche, ses lèvres sont douces,
délicates. Il n’abuse pas de la situation, le baiser reste léger et frais.
—
Merci, il articule tout bas.
Je ne vais quand même pas répondre :
« il n’y a pas de quoi ».
Je ne sais pas quoi dire. Rien.
Il retourne à sa place, ferme les paupières et
ne bouge plus. Il a l’air content.
Nous redémarrons. Nous roulons peu longtemps.
Le train s’immobilise encore, et cette fois, les
portes s’ouvrent. On entend des aboiements, des bruits de bottes, d’uniformes,
des cris.
La porte de notre wagon coulisse brutalement,
des hommes et des femmes sont poussés vers l’intérieur. Comment allons-nous
faire ? Nous sommes déjà tellement entassés ! Nous nous empilons,
nous nous serrons les uns contre les autres. Les portes se referment. Le convoi
s’ébranle. J’ai été projetée contre mon aviateur, le mendiant de baiser. Il
ouvre ses bras et je m’y réfugie sans réfléchir.
—
D’où viennent tous ces gens ? me dit-il.
—
De camps de prisonniers, il y en a plusieurs sur
le trajet.
—
Vous savez où ils nous emmènent ?
—
Au camp de Mérignac ou au Fort du Hâ.
—
Au Fort du Hâ ?
—
C’est une prison. Les juifs et les travailleurs
étrangers seront envoyés au camp de Mérignac. Et après…
—
Vous êtes juive ?
—
Non, j’ai fait de la résistance.
—
Je m’appelle Tom, et vous ?
—
Andréa.
—
C’est joli.
—
Vous avez l’heure ?
—
Minuit et demi.
—
Aujourd’hui, j’ai dix-huit ans.
—
C’est votre anniversaire ?
—
Oui.
—
Étrange coïncidence ! C’est un signe.
—
Un signe de quoi ?
—
De bonheur bien sûr.
Comment peut-il parler de
bonheur ? Je hausse les épaules.
Je regarde la jeune femme assise en face de moi,
avec son bébé dans les bras. Sur sa veste, un soleil jaune palpite, juste à la
place du cœur. Je sais qu’elle sera déportée. Que deviendra ce
nourrisson ? Et l’autre, celle qui pleurait contre moi, tout à l’heure,
reverra-t-elle un jour sa petite fille ?
Moi, j’ai l’impression d’être là pour ce que
j’ai fait. J’ai transporté des armes, de la dynamite, dans un sac, sous mes
effets, j’ai accompagné des fugitifs dans les bois, et je les ai aidés à se
cacher, j’ai participé, récemment, à des sabotages de lignes électriques, de
matériel, de voies ferrées. J’ai peut-être même sur la conscience la mort de
quelques boches, sans les avoir tués directement, mais pour y avoir contribué.
Si je dois aujourd’hui répondre de mes choix et
de mes actes, je puis au moins trouver le courage nécessaire dans la
satisfaction de les avoir accomplis. Je ne me prends pas pour une héroïne, mais
je me dis que je pourrai toujours essayer, pour tenter au dernier moment de
surmonter ma peur, si j'y arrive, de me souvenir de l’exemple de Pierre
Brossolette qui s’est tué, au mois de mars dernier, en se jetant par la fenêtre
de la Gestapo.
Mais elles ? Quels sont leurs crimes ?
Les déportés, nul ne sait ce qu’ils deviennent.
On parle de camps de travail, mais on y envoie des vieillards, des malades, des
enfants. Au mois de mars, à Mont-de-Marsan, seize enfants juifs ont été raflés.
Une bouffée de haine me soulève l’estomac. J’écrase une larme de rage, d’un
revers de manche.
Depuis une heure, le train roule sans ralentir.
Nous allons bientôt arriver. J’ai de plus en plus peur.
Tom me serre contre lui. Je suis bien dans ses
bras.
C'est
étonnant, je ne pense plus à Pierre, ou alors avec indifférence. Je ne sais pas
s’il m’a trahie ou non, s’il a été arrêté, lui aussi. Je n’ai toujours pas
résolu la question, mais ce n’est plus crucial. Tout à l’heure, j’étais prête à
en mourir, maintenant, je m’en fiche. Comme il est loin à présent, Pierre.
Ce n’est plus lui qui importe.
C’est ma peau qui compte.
Il n’y a plus que le présent. Pierre, de toute
façon, je ne le reverrai plus jamais et dans l’immédiat, la chaleur de cet
homme qui me réconforte est devenue primordiale.
Cet
inconnu m’est devenu plus familier que n’importe lequel de mes amis les plus
chers. Il est tout pour moi, à cet instant.
Je frissonne.
Il me chuchote un secret à l’oreille ; la
nouvelle me fait battre le cœur.
—
Vous êtes certain ?
Il fait oui de la tête et il
sourit.
—
Il faut tenir, vous comprenez ? Vous
tiendrez le coup ?
J’essaierai. Il m’a redonné la vie.
En même temps, je me dis que nous n'avons pas eu
de chance. Si près de la fin.
Et si je ne voyais jamais la victoire ?
Et si cet espoir n’était pas pour nous ?
C’est dur, je n’ai que dix-huit ans. J'ai peur.
Le bruit strident des freins et le raclement sur
les rails indiquent que nous allons arriver. Tom se penche vers moi et me
demande si je veux bien lui accorder un dernier baiser. Celui-là, je le lui
offre de bon cœur. Nous le faisons durer avec passion. Comme ses mains sont
brûlantes, sur mon visage !
Le vacarme des portes qui coulissent nous fait
sursauter, puis les ordres, les cris.
Expulsés du wagon comme une marée humaine,
hagards, nous faisons irruption sur le quai, aveuglés par le petit jour.
Autour de nous, ils sont là, debout, figés,
comme une haie d’honneur pour nous accueillir.
Les chiens aboient, les loups hurlent et
claquent des talons.
Dans le flot, nous nous perdons, nos mains se
déchirent. On nous pousse. On nous écarte.
Je me répète ses derniers mots, comme une
litanie.
—
N’oubliez pas, Andréa, ils ont débarqué en
Normandie, ce matin. Restez vivante, Andréa, je vous retrouverai.
6 juin 1944
Magnifique nouvelle, belle, juste et pleine de délicatesse. Tout est dit. Bravo!
RépondreSupprimermerci !
RépondreSupprimerTrès belle nouvelle, que j'ai relu avec grand plaisir ! la chute m'a bluffée :D
RépondreSupprimerTexte magnifique ,poétique et émouvant. Merci pour ce joli voyage...
RépondreSupprimerVotre nouvelle est très belle... on est dans le train avec Andréa... vous avez le don de toucher juste et de nous emmener avec vos personnages...
RépondreSupprimerMoi aussi je trouve cette nouvelle poétique, émouvante... un vrai hommage à toutes ces femmes et ces hommes qui se sont battus..
Merci Simone