C'était le 18, 19 et 20 Novembre à Paris Polar.
Traversée de la nuit
Écoute
la nuit. Tu entends ce raffut ?
L'océan
roule sa caisse.
Neptune
fait trembler les ténèbres. Nous renvoyant la solitude. La peur.
Comme
cette lune phosphorescente qui nous regarde...
Je
déteste la lune, Violette. Tu veux savoir pourquoi ?
Tu
ne dis rien ? Ça ne t'intéresse pas ? Tu as peur ?
Il
ne faut pas. C'est fini. Je ne vais pas te faire de mal et lui non plus,
maintenant, tu vois bien.
C'est
à cause de mon père. Enfin non, de ma mère plutôt. Elle disait :
—
Ne pleure pas, Romain, il n'est pas méchant, au fond, papa.
Pas
méchant ? Mince ! Qu'est-ce qu'il te faut ?
—
Non, je t'assure, il est.... il est lunatique.
Lunatique,
tu parles !
C'est
tout ce qu'elle avait trouvé.
J'en
déduisais qu'il fallait se méfier des lunatiques.
Et
de la lune. Je l'observais chez moi, par la fenêtre, ronde, quartier, blafarde
ou lumineuse, elle m'effrayait toujours. Je me disais qu'elle détenait le
pouvoir maléfique de transformer mon père, de faire sortir le démon, de faire
de notre vie un enfer.
Après
tout, elle est capable de soulever les océans, pourquoi pas la colère d'un
homme ?
Bon,
c'est du passé. Y a plus à y revenir.
On
n'a qu'à simplement tourner la tête de l'autre côté et regarder les étoiles
pointiller dans ce demi-ciel et c'est tout. Un morceau de ciel sans lune. De
préférence.
Et
parler d'autre chose.
Le
dos calé contre le béton encore tiède. Assis sur le sable.
Comme
deux nomades.
Tu
sens ce petit vent ? C'est le souffle de la marée. L'océan viendra lécher le
pied du blockhaus. Pas plus. Il s'immobilisera là. Ce sera l'étale. Le calme
plat. Le temps arrêté.
C'est
l'été. L'air est si doux.
De
la soie.
Dire
que c'était nos vacances !
Est-ce
que tu as remarqué la lumière du ciel, la nuit ?
Non
? Ben, lève les yeux.
Ce
que j'aime, la nuit, c'est que tu peux te propulser dans l'infini, renverser la
tête et plonger dans l'univers, voyager parmi les galaxies. Interroger les
étoiles.
Le
jour, c'est impossible, tu ne peux pas décoller. Le jour, l'univers est
invisible. L'astre solaire t'en met plein la vue. Résultat, tu n'y vois plus que
du bleu. Et tu te crois assis sur le noyau du monde.
L'an
dernier, j'ai lu un bouquin de Hubert Reeves. Il écrit que nous sommes tous
poussières d'étoiles. Tu le savais ?
Poussières
d'étoiles. Sauf toi, Violette. Toi, tu es une étoile.
Mais
pourquoi tu ne bouges pas ? Tu ne parles pas...
Allez,
fais un effort.
Moi
non plus je ne suis pas méchant, tu sais.
Merde,
il va pleuvoir, tu vois cette noirceur au-dessus de l'horizon ? C'est pour
nous. Un orage qui monte. Ne t'inquiète pas. Ce n'est pas pour tout de suite.
On a encore un peu de temps devant nous. En plus, si ça se gâte, on pourra
toujours s'abriter dans le bunker.
Qu’est-ce
que je disais, déjà ? Ah ! Oui, je ne suis
pas méchant.
Max,
je l'aime comme un frangin, enfin, j'imagine, parce que je ne sais rien de
l'amour fraternel, je suis fils unique et entre nous c'est tant mieux, ils ont
bien fait de s'arrêter là, mes géniteurs. Pour me faire endurer ce que j'ai
enduré...
Ça
fait des années qu'on est potes, Max et moi. Depuis le CP. Quand je suis venu
vivre ici, chez ma grand-mère. J'ai quinze ans, donc ça fait neuf. Déjà ! Neuf
ans pénards ! C'est toujours ça de pris !
Bon,
je ne vais pas palabrer là-dessus parce que sinon, je risque de me mettre à
chialer. Ma mémé, elle est tout pour moi. Tout. Et ça va la tuer.
Putain de soirée.
De
toute façon, c'était mal barré depuis le départ. Je ne te parle pas du début de
la soirée, mais de ma vie. Mon existence pourrie.
Tiré
un mauvais numéro comme on dit. Lieu commun. C'est facile à dire quand on n'est
pas concerné soi-même. Je les entends d'ici les éducateurs et les psys. Je les
vois, froncements de sourcils, hochements de têtes apitoyés, soupirs.
L'empathie, l'écoute, la bienveillance, tout ça, je connais la musique. Ils
veulent t'aider et il y en a même certains qui y croient dur comme fer.
Et
toi, tu joues le jeu. Tu te dis, à quoi bon se fatiguer ? Essayer de leur
expliquer qu'ils ne peuvent pas comprendre. Ils ne pigeraient pas ça non plus. Pourquoi
les décevoir ? Tu ne veux pas les contrarier.
Et
puis, des fois, un peu de douceur, ça ne fait pas de mal. Alors tu prends. Sans
faire d'histoires.
Mais
ils sont à des années-lumière de ce que tu vis. Tu vois la Petite Ourse,
là-haut, juste au-dessus de nos têtes, au bout de la queue, la plus brillante, c'est l'étoile Polaire : Alpha Ursæ Minoris, tu la
vois bien et pourtant elle est à quatre-cent-trente-et-une années-lumière. Ben pour
eux, c'est pareil, t'es aussi loin que ça. Comment tu veux franchir une
distance pareille ?
Voilà
pourquoi j'ai capitulé, j'ai préféré faire semblant. Et puis, j'ai hérité du
tempérament de ma mère. La docilité. Enfin, je le pensais, jusqu'à... jusqu'à
ce soir.
Ma
mère était très douce. Elle m'aimait tendrement. Mais elle était folle dingue
de mon père.
Ils
m'ont tout montré de leur amour. Tout. Enfin, surtout la plaie.
La
plaie de l'amour. Tu ne peux pas savoir ce que c'est. Moi si. J'te jure ! J'en
connais un rayon.
Les
scènes... et le reste. Sans pudeur. Ils s'en foutaient. Dépassés par leur
passion.
Pas
facile, Violette, je te jure ! J'étais minot quand même.
C'était
un type "bien" en apparence, mon paternel. Ne crois pas que c'était
le genre pilier de bar, sans boulot, tous ces clichés. Pas une brute à priori.
Non. Ingénieur, eh oui. Belle situation, belle maison, belle femme. Et moi en
surplus.
Paradigme
du bonheur.
Je
ne sais pas ce qui a tout foutu en l'air. Je crois qu'il s'est passé quelque
chose dans leur vie qui a rendu mon père fou à lier.
Est-ce
que nous hébergeons tous un monstre, tapi au fond de nous ? Qui peut se
réveiller, sortir sans crier gare ?
Est-ce
que c'est ce qui m'est arrivé à moi aussi ? Est-ce que je suis comme lui ?
Non
non non, je maintiens ce que j'ai dit,
je ressemble à ma mère.
Je
ne suis pas violent. Enfin, d'habitude. Ce soir, c'est l'exception. Un
accident. Il faut me croire.
S'il
te plaît Violette, réponds de temps en temps. Ton silence me pète les tympans.
Je
ne vais pas faire la conversation le reste de la nuit.
L'erreur,
c'est d'être venus sur la plage. De l'avoir suivi. Lui.
Je
ne suis pas malin. Comme ma mère, je te dis, obéissant. Faiblard. Je me laisse
faire.
Jusqu'à
un certain point. Tu l'as vu.
Max
est passé à la maison vers neuf heures, on avait juste fini de dîner. Ma
grand-mère l'a invité à manger le dessert. Des fraises à la chantilly. Elle
refuse de se servir d'un robot, la chantilly à la fourchette, c'est la
meilleure du monde. Elle doit être la seule à faire encore ça. Ce n'est pas un
rejet de la modernité, non, c'est qu'elle tient à perpétuer la recette, c'est un rite sacré, comme une religion, tu
vois ?
La
pauvre, quand elle va savoir. Ça va la tuer.
Après,
on est partis te chercher. La suite tu la connais.
Mais
ce qu'il faut que tu saches, c'est que je n'étais pas dans le coup, c'était son
idée, pas la mienne, je n'ai pas voulu ce qui est arrivé. D'accord, j'ai perdu
le contrôle. Peut-être que c'est de famille. Je veux dire, cette incapacité à
maîtriser ses pulsions.
Je
suis sorti de moi.
La
bête libérée.
J'ai
cogné jusqu'à n'en plus pouvoir.
J'en
tremble encore, regarde.
Exactement
comme mon paternel. Quand il avait la rage, je l'ai vu frapper jusqu'à la tuer.
Enfin, non, il s'arrêtait juste à temps. D'un seul coup, la main
s'immobilisait, en l'air, arrêt sur image, le geste suspendu, il revenait sur
terre. Ensuite, il s'écroulait, grelottant comme un hybernatus. Il jurait, se
trainait à ses pieds comme un misérable. Et elle lui ouvrait les bras. Et ils
s'aimaient.
Je
me suis toujours demandé quel était ce déclic, cette prise de conscience qui
survenait tel un éclair au sommet de la crise de folie pour le foudroyer sur
place et l'empêcher d'achever son crime.
Le
lendemain, ma mère me berçait, me racontait des histoires, toujours le même
discours, il n'est pas méchant, au fond, papa.
Non,
pas méchant, tu me l'as déjà dit, maman. Au fond.
C'est
quoi, le fond ? Je me disais. Un jour, je lui ai posé la question. C'est ce
qu'on ne voit pas, elle a dit. L'intérieur du cœur. Les entrailles du moi, elle
a murmuré pour elle seule, le regard évaporé. Ça restait un mystère.
Je
savais qu'on serait tranquille pendant deux trois semaines. On se la coulait
douce. On se refusait rien. Cinoche, restos, balades tous les trois sur les
quais. Moi au milieu, glissé entre eux qui se bécotaient au-dessus de ma tête.
On aurait dit que ce bonheur était fait pour nous.
Ouais.
À te remuer les tripes quand il se mettait à chanter pour elle - elle adorait
Brel : "Oh mon amour, mon doux, mon tendre, mon merveilleux
amour...".
Jusqu'au
jour où tout recommençait : il y a un couplet qui le dit : " et chaque
meuble se souvient.... des éclats des vieilles tempêtes ".
Chez
nous aussi le mobilier dérouillait ! Parfois, c'était chouette, quand on
changeait de décor, de style. Et d'ambiance... Je te le fais pas dire ! Quand
la musique s'arrêtait.
Tout
repartait de zéro. Le cycle infernal. Lunatique.
Plus
tard, en grandissant, ça me travaillait toujours cette obsession de la lune, et
du fameux "fond", j'ai cherché. J'ai trouvé une explication qui
faisait un lien entre les deux, éclairant un peu le discours de ma mère, la
lune noire serait le symbole de l'invisible de nos vies, le côté obscur de nos
âmes, ce que nous refoulons dans notre inconscient.
Je
crois qu'ils étaient plusieurs dans les entrailles du moi de mon père.
Cela
aurait pu durer des années. Ma mère avait du talent pour restaurer le bonheur après
la tempête. C'était comme s'il ne s'était jamais rien passé. Comme si elle
n'avait pas mal. Ni peur. Elle endurait. Sans rien dire. Ni porter plainte. Tu
parles, elle l'adorait. Pas question d'aller baver à la police. Stoïque.
Même
les toubibs n'y voyaient que du feu quand elle se faisait soigner, elle les
embobinait avec des histoires de chutes dans l'escalier, ou autres inventions,
et elle changeait sans cesse de médecin. Il fallait bien quand même qu'elle se
fasse réparer. Les bras cassés... Les dents pétées...
Mais
elle n'était pas invulnérable, sa résistance s'amenuisait doucement, sans faire
de bruit. Le fil de plus en plus ténu qui la reliait à lui, à nous, qui la
maintenait en vie s'est rompu. Elle est allée se noyer dans la Seine.
Tu
sais pourquoi elle a fait ça ? Ou plutôt pour qui ? Pour lui. Pour qu'il ne
devienne pas un criminel. Pour l'empêcher de la tuer. Elle a pris les devants. C'est
pas une preuve d'amour ? Ça t'en bouche
un coin, hein ? Héroïque, non ?
Mais
lui aussi n'en pouvait plus de se supporter et de supporter la vie. Sans elle. "Oh
mon amour..."
Il
a réglé la question d'un coup de fusil. Et je me suis retrouvé orphelin.
Ils
m'ont oublié, dans l'affaire. Ils m'ont juste oublié. Et pourtant ils m'aimaient.
Mais pas assez pour que cela fasse la différence.
Je
n'ai pas compté assez pour les empêcher de mourir, tu te rends compte, Violette
?
C'est
de ma faute. C'est vrai, j'aurais dû râler, les engueuler, leur rappeler leur
devoir de parents, leur dire que j'en avais ras le bol de leur cinéma, que je
souffrais, que je voulais qu'ils arrêtent. Au lieu de ça, tu veux que je te dise
la vérité ? Je crevais de peur.
Je
me planquais sous le lit quand ça bardait. J'attendais l'embellie. Qu'ils me
serrent dans leurs bras, m'emmènent dîner dehors, qu'on fasse la fête, que mon
père chante Brel, qu'on soit heureux. Je voulais tant retrouver ce bonheur.
M'en gaver, m'en étourdir.
J'étais
qu'un mioche, je te l'ai dit. Cinq six ans, quoi.
J'aurais
pu disparaître moi aussi, avec eux, mais je me suis accroché à la vie, je ne
pourrais pas t'expliquer pourquoi. Rescapé malgré moi de la tragédie.
Bon,
j'ai franchement pas envie de te faire chialer sur mon enfance malheureuse.
D'ailleurs, y a pire. Dans le foyer de la DDAS où j'ai passé quelques mois,
j'ai rencontré des mômes qui en avaient vu des vertes et des pas mûres et qui
n'avaient personne sur terre. Moi j'ai eu ma grand-mère. Un cocon de tendresse,
elle a tout fait pour essayer de me rafistoler, de me remettre dans le circuit.
Elle
m'a récupéré après une sacrée bagarre avec les services sociaux. Trop vieille,
ils disaient. Elle s'est battue pour m'avoir.
Elle
a réussi. J'étais un môme gentil, sage, je travaillais bien à l'école. Même
qu'à la fin de la troisième, au mois de juin, les profs n'étaient pas d'accord
avec mon choix d'orientation. Boulanger. J'étais trop bon élève pour faire ce
métier, d'après eux. Et pourquoi ? C'est déshonorant de faire du pain ? Il faut être bête pour ça ? J'ai
dit. Je suis un peu têtu. Boulanger, c'est ce que je veux être.
Ma
grand-mère s'exprime beaucoup en utilisant des proverbes, ou des maximes. Elle
dit toujours d'un tel ou un tel qu'il est "bon comme du bon pain".
Peut-être que cela vient de là, mon attrait pour ce métier. Va savoir... Tu
sais, je suis bizarre, comme mec.
À
part faire du pain, ce qui me plairait aussi c'est d'étudier le cosmos.
Astrophysicien. Ça doit être tripant de se balader tous les jours au milieu des
étoiles, tu crois pas ? Mais il faudrait encore squatter l'école pendant des
piges, j'ai pas envie, je veux gagner ma
croûte rapidos.
Enfin,
maintenant, même boulanger, c'est compromis.
L'avenir...
Je sais pas s'il existe encore.
À
propos, il faut que je regarde l'heure. Deux plombes !
Il
va falloir prendre une décision.
Qu'est-ce
qu'il faut faire, Violette ? Dis-le-moi.
Mais
tu es toute froide. Attends, je vais te couvrir avec ma veste.
Je
sais bien ce qu'il faut faire. Il faut téléphoner aux flics. Il n'y a pas
d'autre issue. Ne t'inquiète pas, je vais m'en occuper, mais on a encore un
petit bout de temps devant nous.
Avant,
j'aimerais juste voir mourir la nuit. Regarder
les étoiles s'éteindre.
Attendre
avec toi les premières lueurs du jour. Là, comme ça, en te tenant la main. Sans
parler, puisque tu ne veux pas. Voir l'océan se replier comme un trouillard. Et
pourquoi pas, au petit matin, se jeter tête la première dans l'écume ?
Qu'est-ce que tu en dis ? Pour avoir
l'illusion de se laver. Se laver de tout. Se sentir propre - comme un
sou neuf, dirait ma mémé. Ouais, innocent, l'espace d'un instant.
Ta
main est glacée. Des petits grains de mica collés sur ta peau. Laisse-moi souffler
sur tes doigts pour les réchauffer.
Max,
il faut lui pardonner, à présent. Il a déraillé, d'accord, mais tu es tellement belle ! Belle comme le
péché. Un vrai supplice, qu'est-ce que tu veux !
Non,
non, ne te fâche pas, je ne l'excuse pas. Ok, ok, c'est mal, ce qu'il a fait.
Je retire ce que j'ai dit.
Il
a tout foutu en l'air.
Moi,
j'aurais continué à t'aimer sans te le dire.
Comme
un con.
À
lui laisser la première place. Je croyais que c'était ce que tu voulais. Toi
aussi.
Tu
vois, quand je te disais que je n'étais pas malin.
On
a fait d'abord la tournée des bars, on n'a vu personne. Personne que l'on
connaît. Il avait déjà son plan dans la tête, Max, mais ni toi ni moi ne
l'avons soupçonné. Il nous a bluffés et emmenés ici.
D'habitude,
tu portes toujours un jean. Qu'est-ce qui t'as pris de sortir habillée comme ça
ce soir ? Attends, ne t'emballe pas, je ne suis pas en train de te dire que tu
l'as cherché ce qui est arrivé, que tu nous as émoustillés avec cette robe qui
s'envole au premier soupir. Ceux qui disent des trucs pareils sont des fumiers.
Tu as le droit de t'habiller comme tu en as envie.
Non,
ce que je veux dire, c'est que si tu avais eu ton jean, les choses ne se
seraient pas passées de la même manière. Je n'ai pas besoin de te faire un
dessin. Tu comprends pourquoi n'est-ce pas ?
Une
aubaine, pour lui, cette robe. Le jean aurait pris plus de temps. C'est ce que
je me suis dit.
Il
m'appelait, ce salaud !
"Romain,
allez, viens ! viens m'aider quoi ! Elle demande que ça !"
Je
voyais bien que ce n'était pas vrai.
Tu
demandais qu'il arrête, qu'il te laisse. Il te maintenait les bras pliés en
arrière, couchée sur le sable. Il a même réussi à t'arracher ta culotte.
"Allez, viens, Romain, qu'est-ce que tu fous ! "
Et
moi planté là. J'ai mis du temps à réagir.
Je
pouvais pas le croire. J'étais scotché. Paralysé.
Tu
sais, comme quand j'étais môme et que je me planquais sous le lit pour ne pas
les voir s'étriper.
Puis,
d'un coup, je suis parti en vrille. Un truc qui a explosé dans ma tête. Je me
suis jeté sur lui. Je l'ai chopé par le bras, renversé sur le dos, roué de
coups de pieds.
L'effet
de surprise passé, il a roulé sur lui, et s'est mis debout. Je ne m'étais
jamais battu. J'ignorais que j'étais doué pour ça.
Je
croyais qu'il était plus fort que moi.
Tu
as vu ses biscoteaux ?
Moi
qui suis plutôt gringalet.
Mais
je n'étais plus moi. J'avais la rage. J'étais invincible. Surhumain.
D'où
me venait cette force inconnue ?
De
toi, Violette. De toi, sûrement.
Il
n'avait pas le dessus.
Alors
il a ramassé cette planche pour me frapper. Dans le noir, je ne sais pas s'il
avait vu qu'il y avait des pointes. Moi non. Je n'en ai pas eu le temps.
Le
sang giclait, pissait du front, coulait sur
ma figure.
Mais
je n'avais pas mal, je sentais rien, j'avais peur pour toi, c'est tout.
Alors,
de toutes mes forces, je lui ai tordu le bras pour lui faire lâcher ce morceau
de bois.
Maintenant
il est là, regarde, couché à côté de nous. Il ne bouge plus.
Un
tas de viande.
C'est
triste, c'est mon ami. Le seul que j'aie jamais eu, Violette, tu te rends
compte ?
Et
lui aussi était gentil.
Au
fond.
Si
si. Je le sais.
Cet
orage nous fait poireauter. Qu'il s'amène et qu'il craque, bon sang !
Il
est quatre heures, allez, courage, il faut les appeler.
Non,
attends un peu. Encore un moment, mon amour.
Tu
permets que je dise mon amour ?
"
Mon merveilleux amour. De l'aube claire jusqu'à la fin du jour..."
C'est
beau, Brel. L'aube se lève justement. Comme dans la chanson.
Combien
de temps mettront-ils pour arriver, quand on les aura appelés, d'après toi ?
Tu
vois le tableau ? Ils vont nous trouver dans un sale état tous les trois, je te
le dis !
Tu
me laisseras parler, n'est-ce pas ? Ouais, je préfère.
Je
leur expliquerai pourquoi je me suis battu avec lui. Pour te sauver, pour
l'empêcher de te faire du mal, mais tu sais, je ne me fais pas d'illusions.
Avec le pedigree que je traîne... mes histoires de famille et mes séjours dans
les foyers, je suis catalogué, tu penses ! Ils vont pas me croire.
Enfin,
quoi qu'il se passe, ne t'en mêle pas, laisse-les m'embarquer.
Personne
ne sera étonné, tout le monde dira : pas surprenant avec un départ pareil dans
la vie et les psys feront leur topo là-dessus, du pain béni pour eux cette
histoire, tu verras, ils expliqueront les événements de la nuit comme s'ils
savaient mieux que nous ce qui s'est vraiment passé, ils trouveront des liens,
des symboles, de quoi étaler leur science.
Au
final, ils feront de moi un criminel héréditaire. Comme s'ils avaient tout
pigé.
Et
qu'est-ce qu'ils en sauront de notre odyssée de la nuit ? Que dalle.
Mais
je m'en fous. J'assume. T'en fais pas.
Et
ça ne gâchera rien. Pour moi, c'était plié d'avance, je te l'ai dit tout à
l'heure, je suis né sous une mauvaise étoile, pour parler encore une fois
cliché, comme ma mémé.
D'ailleurs,
c'est moi le responsable de tout, c'est moi qui ai commencé à le tabasser, tu
l'as bien vu. Alors qu'il était à terre.
Je
m'en veux.
Si
j'avais été plus futé, je t'aurais pris par la main et on aurait cavalé. C'est
ce que j'aurais dû faire.
À
force, je crois que je perds la mémoire, Violette, je ne sais plus qui a fait
quoi. Je ne me rappelle plus. C'est brouillé dans ma tête. C'est ce qu'il
disait mon père, après ses crises, il ne souvenait de rien et ne savait plus ce
qui l'avait poussé. Il était malade.
Je
suis peut-être malade comme lui.
Je
ne sais plus ce qui est vrai.
Depuis
des heures que je baratine, avec toi à côté, toute froide et qui réponds pas,
qui réponds pas... Comme si t'étais morte. Je dégoise, je t'envoie des mots pour
te réveiller et tu ne réagis pas, tu les laisses s'envoler dans les airs, se
perdre, s'évanouir dans le noir. C'est dur. Et moi, je sais plus où j'en suis.
Je
voudrais revenir au début de la soirée, juste après les fraises à la chantilly,
quand on est allés te chercher. On irait marcher sur la jetée tous les trois
avant d'aller au café de la plage boire des mojitos et écouter de la musique et
après, on irait faire la teuf au Cachalot jusqu'au matin, puis on te
raccompagnerait chez toi et rien n'arriverait, rien.
Si
on pouvait revenir en arrière, Violette !
On
ne viendrait pas sur la plage.
Tu
connais la machine à remonter le temps ?
Quand
j'étais petit, je rêvais de remonter le temps. Revenir aux jours heureux, quand
ils étaient vivants tous les deux, Violette, vivants !
Je
voudrais aussi que Max soit vivant.
Ce
salaud, ce violeur. Mon pote.
Vivant,
vivant, vivant !
Parce
qu'il y a des choses qui ne doivent pas arriver. Jamais, tu m'entends ? Qui ne
peuvent pas nous arriver. Des choses terribles comme une nuit profonde. Comme
un trou noir avalant la lumière dans l’univers. Et elles arrivent. Et même là,
quand elles sont là, devant nous, en vrai, en chair et en os, on ne peut pas y
croire, elles ne sont pas réelles. Tu peux m'expliquer ce mystère, Violette ?
Tiens,
l'orage a fui. Il nous aura menacés toute la nuit pour se tailler au dernier
moment. Fichu le camp autre part, qui sait où... Quel lâcheur ! J'aurais préféré
que ça pète. Pas toi ?
Regarde,
au-dessus de la dune, le ciel est en feu. C'est le jour qui se pointe.
Pourtant
il me semble que la lumière est en train de décliner. Oui, il fait sombre tout
à coup.
Je
ne vois plus que de l'encre à présent.
Est-ce
la nuit qui revient ? Qui m'ouvre les nues ? Le vide sidéral qui m'attire ? Nom
de Dieu !
Et
cet incendie qui embrase le monde ! Est-ce l'orage qui a fait demi-tour ?
Mais
c'est quoi ce chambard ? Les flics ? Ils sont déjà là ?
C'est
toi qui les as appelés, alors ?
Qu'est-ce
qu'ils font ? Ils m'emmènent ?
Ils
m'allongent sur une civière. Pourquoi ?
Eh
! Attendez ! Je voulais marcher, moi !
Je
n'y vois pratiquement plus rien, à part ce rouge et ce noir, ce rouge qui monte
au zénith, mais je suis toujours là et j'entends encore. Je t'entends très
bien, Violette.
Tiens,
tu te réveilles ?
Tu
demandes si je vais mourir.
Tu
as retrouvé la parole, alors ?
Personne
ne te répond. Ils ont autre chose à faire. Je sens qu'on me bande le crâne, on
me pique le bras. Transfusion ? Tu vois, je suis encore lucide.
Tu
insistes : " Il va pas mourir ?"
Tu
pleures parce qu'ils n'en ont rien à cirer de ta question.
Tu
t'accroches au brancard. Ta main et tes lèvres se posent sur mon front. Je suis déjà au paradis, ma parole ?
Ne
meurs pas, tu répètes, ne meurs pas.
Eh
! Pourquoi tu le dis deux fois ? Je fais ce que je peux ! Si tu crois que c'est
facile !
Allez,
ne pleure pas, Violette, c'est comme ça. Il faut en finir un jour. Et la vie,
tu sais, je n'y tiens pas tant que ça. Faut dire qu'avec moi, elle a été plutôt
vacharde.
C'est
pas comme toi, t'es tellement belle et tu as l'avenir devant toi.
Mais
qu'est-ce que t'es en train de disserter, à présent ?
Tu
leur racontes que je serais mort si tu ne l'avais pas frappé avec la planche,
mort. Que tu nous as défendus. Que t'as été obligée.
Pourquoi
tu dis ça ?
Tu
leur expliques que tu ne voulais pas le tuer. Tu n'as pas fait exprès. Ce sont
ces pointes...
Après,
tu étais en état de choc. Terrorisée.
Qu'est-ce
que c'est ce char ? T'es barge ou quoi ?
Qu'est-ce
que tu braves là ? Tu sais ce qui t'attend ? T'as envie de te retrouver en
taule ?
Tu
les intéresses grave avec ton discours, les flics. T'as gagné ! Ils t'en posent
des questions. Et ils vont pas s'arrêter là, maintenant, crois-moi. Je les
connais, ils ne te feront pas de cadeau. Tu n'imagines même pas ! Ils vont
t'embarquer comme une vulgaire criminelle. Tu seras bien avancée !
Et
moi qui vais crever. Franchement, ça rime à rien !
Mais
j'ai pas dit mon dernier mot, Violette, tant que je suis en vie, tu
m'empêcheras pas de te sauver la mise.
Hé
! Monsieur, ne l'écoutez pas. Elle abuse, là.
C'est
moi qui l'ai fait.
Elle
y est pour rien, je vous jure, c'est moi.
Et
ne complique pas les choses, Violette.
Stoppe-moi
ce laïus. C'est du gâchis.
Dis-leur,
toi aussi, que c'est moi qui ai eu sa peau. Et on n'en parle plus.
Laisse-moi
le mauvais rôle.
Je
veux bien mourir, d'accord, mais avant, s'il te plaît, respecte ma dernière volonté,
c'est comme ça qu'on dit. Non ?
Alors,
fais-moi ce plaisir.
Laisse-moi
casquer à ta place.
Laisse-moi
être ton champion.
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