Traduction

jeudi 19 mars 2020


Gabrielle
Novembre 1877

Personne n’avait jamais vu pleurer Gabrielle. 
Personne ne l'avait vue pleurer, mais ce jour-là, ce fut moins une.

Seize ans
—     Alors, tu es contente, petite ?
Gabrielle tremble malgré elle. 
—     Réponds, Gabrielle, tu es contente ?  
Parce que c’est déjà beau qu’on s’en soucie.
—As-tu perdu ta langue ?
Gabrielle balbutie un non à peine audible.
— Alors, dis-le.
— Oui ! Dis-le. Qu'est-ce que tu attends ? 
Elle les laisse causer.
Elle sait ce que cachent les mots. 
Il y a sept ans, sa mère lui avait déjà demandé :
—  Alors, tu es contente, Gabrielle ? 

Neuf ans
À neuf ans, Gabrielle ne se méfiait pas encore de l’avenir. 
Et ce jour-là, elle avait perdu son sourire. 
Ce jour-là, elle a vite appris ce que cela signifiait lorsque les adultes posaient ce genre de question. 
Elle avait balbutié : oui, elle était contente. Puisque c'était ce qu'on attendait d'elle.
Et l'affaire avait été réglée ainsi.
Tout le monde pourrait dormir tranquille. 
Remords balayés. Consciences lavées.
Il est vrai que dans ce patelin, dans ce milieu, les tergiversations n'étaient pas coutume.
Et personne n'avait pas de temps à gaspiller.
Il fallait filer droit. 
Endosser une cuirasse. 
On n’esquivait pas ce jeu de rôle.
Deux heures auparavant, debout dans l’embrasure de la porte, sa mère l’avait hélée :
—    Gabrielle, ven aqui !
Elle était occupée à ramasser les fruits tombés sous le prunier au fond du jardin. Elle avait abandonné ses frères et sœurs et accouru − si elle avait su ce qui l’attendait, elle ne se serait pas tant pressée, elle aurait même pris ses jambes à son cou pour s’enfuir à l’autre bout du monde. 
Au milieu de la cuisine, Jeanne Camin, la voisine, plastronnait, campée sur une chaise basse.
 Gabrielle avait observé que la matrone paraissait tenir en équilibre dans cette position, car le siège était invisible, entièrement dissimulé sous son énorme postérieur qui débordait de toutes parts et les pans de sa jupe qui balayaient le sol. 
Les bras croisés sur son opulente poitrine, la bonne femme arborait un air important. Plissant les yeux pour examiner Gabrielle de la tête aux pieds, comme si elle était l’unique objet de sa visite. 
Gabrielle ressentit une peur instinctive, sans pouvoir se douter de ce qui lui tombait dessus. 
Elle allait vite le savoir. 
Elle allait découvrir en même temps ce dont la vie était capable.
La Jeanne, assise sur son trône, avait lâché la nouvelle sans prendre de gants, sur un ton dénué de scrupules. 
Sa mère à côté d'elle tanguait d'une jambe sur l'autre. Bercée, qui sait, par sa mauvaise conscience.
Les Borie la demandaient comme servante, point.
—     Tu te débrouilles bien, c’est une bonne occasion. Des riches, les Borie.
Il n’y avait pas de grain à moudre là-dessus, aucune autre raison à donner, tout le monde savait que la paye du père était maigre. 
La famille était pauvre – condition banale à l’époque. Résignés à leur sort, ces gens n’imaginaient pas qu’il puisse en être autrement − l’écho du discours de Victor Hugo à Bordeaux, n’était pas parvenu jusqu’ici. 
Jean Costes était scieur de long, un métier honorable et même plutôt respecté, car il requérait un savoir-faire et une adresse remarquables. Dans une autre vie, Gabrielle allait dans la grange voir son père travailler. Elle aimait le bruit de la scie, l’odeur du bois et de la résine, la sciure qui volait et piquait les yeux, elle était fascinée par les grandes mains qui caressaient les troncs avant de trancher à la perfection les arbres qui devenaient sous ses yeux de belles poutres droites destinées à faire de solides charpentes. Elle voyait le regard concentré de son père, ses joues cramoisies, les muscles sculptés par l'effort.  Elle frissonnait de plaisir. 
Costes ne rapportait toutefois qu’un maigre salaire, lui permettant à peine de nourrir les siens. Il avait épousé Maria et lui avait fait quatre enfants en peu de temps, un garçon et trois filles dont l’avenir était bien incertain. 
Alors, bien entendu, une bouche de moins à nourrir, c’était un fier service prôné par la daronne.
Pour se rendre chez ses futurs patrons, il suffisait de traverser la place de l’église. 
Le cœur de Gabrielle tremblait. Ses petites jambes de neuf ans aussi, sur le trajet.

****
Seize ans.

   Mais à quoi tu penses, Gabrielle ? Tu as entendu ce qu’on te dit ? 
Ils sont tous là, devant elle : Angèle, inflexible dans sa robe en taffetas jaune qui bruisse au moindre de ses mouvements et son époux, Charles Borie le torse sanglé dans son gilet.
Plus son père, en habit du dimanche, qu’ils ont fait venir pour donner son consentement puisqu’elle est mineure. Sa mère n'a pas été demandée.
Ils feignent tous les trois, à tour de rôle, de solliciter son avis. 
Ils le réclament comme un soulagement et comme un dû.
Même Angèle, s’y met, de sa voix aigre, de son ton pète-sec :
   Tu es contente, au moins ?
Gabrielle serre toujours les dents.
Ils sont là devant elle, mais elle ne les voit pas. 
Son regard erre au-delà de la frontière du parc, se perd dans l'ombre des grands chênes qui bordent la propriété.
Elle les fait attendre.
Ils la trouvent un peu ingrate, à la fin. 
Ne sont-ils pas là pour se soucier de son sort ? 
Pour assurer son avenir ?
Animés tous les trois des meilleures intentions du monde ? 
Borie s'impatiente. Il piétine et tourne sur lui-même, agacé par le mutisme de la jeune fille. Il n'en revient pas de cet affront. 
Jusqu'ici Gabrielle a toujours obéi, faisant ce qu'on lui disait et ce qu'on était en droit d'attendre d'elle, sans rechigner, sans manifester d'émotion ou de contrariété. Elle n'a jamais montré pareil entêtement. 
Certes, il avait bien décelé parfois un comportement étrange, repéré une forme d'indifférence chez elle, un détachement surprenant, une impassibilité impressionnante pour son âge, qui traduisaient une acceptation glaciale de son sort. Comme si la vie glissait sur elle sans l'atteindre, mais après tout, cela lui semblait logique, car probablement lié au conditionnement de sa naissance. 
Il avait dans l'idée que les pauvres venaient au monde pourvus d'une force de résignation inhérente à leur statut, dotés d'un stoïcisme qui favorisait ce renoncement indispensable à leur salut. 
Il pensait aux caprices d'Angèle, à sa paresse, à ses sautes d'humeur. Heureusement, Dieu, ou la nature – il n'était pas fixé là-dessus –, faisaient bien les choses. Attribuant les vertus d'ascétisme nécessaires à ceux qui en avaient besoin plus que les autres pour supporter les vicissitudes de l'existence. 
Mais cette fois, la froideur de Gabrielle lui paraît condescendante, presque hautaine.
Ses réflexions l'ayant absorbé quelques minutes, Borie prend conscience du temps suspendu et du silence autour de lui qui répand un malaise lourd et épais comme la chaleur qui plombe l'air. Il tire son mouchoir de sa poche pour s'éponger le front. 
Gabrielle regarde toujours dans le vide. 
Personne ne sait plus comment s'en tirer. 
Angèle piaffe, elle presse son époux de régler la situation. 
Borie hausse les épaules en signe d'impuissance et d'abdication, puis il se tourne vers Costes, il s'en remet à lui, à présent, il sollicite son intervention d'un coup de menton autoritaire. Il le renvoie à ses responsabilités familiales, il veut s'en laver les mains, de cette histoire.
Le père, acculé, cherche à pénétrer le regard de sa petite. 
Il lui relève le menton et insiste doucement :
— Tu l’aimes bien, le Pierrot.
Gabrielle soulève ses paupières.
Oui bien sûr, elle l’aime bien, il est gentil. 
****
Pierre

Justement, ce jour-là, au même moment, exactement, à deux pas de là, Pierre Mora pousse la porte du café du lac. 
Il ne fait pas semblant, il la pousse franchement, comme s'il était instamment convoqué par une importante assemblée, mais ce n'est qu'avec lui-même qu'il a rendez-vous, ici, aujourd’hui, et il se laisse tomber sur la première chaise qui lui tend les bras. 
Il ressent comme jamais le besoin d’un remontant. 
Il ne sait pas pourquoi. 
Il commande un verre de vin. Marius, le patron affable vient s’asseoir à la table et trinquer avec lui.
— Qu’est-ce qui t’arrive, Mora ? Tas jamais mis les pieds chez moi ! C’est bien la première fois ! T’as des soucis ?
Pierre secoue la tête, il ne trouve rien à répondre, non, pas de soucis... Un poids énorme, pourtant, lui écrase la poitrine. 
Il ne sait pas ce qu’il a.
Quand on l’a fait venir pour lui proposer d’épouser Gabrielle, il a éprouvé un profond malaise qu’il est bien incapable d’analyser. Un vertige l'a saisi, au bord du précipice. 
Il pressent ce tournant de sa vie comme une enjambée fatale. 
Ce n’est pas tant l’idée de se marier, non, c’est autre chose. 
Une douleur inconnue qui s'est introduite en lui comme une empoisonneuse. 
Une semeuse de trouble venue lui pourrir son bonheur.
C'est d'un mal-être qu'il s'agit.  
Une honte réveillée par le souvenir des errements de son grand-père. 
Une souillure inscrite dans la mémoire familiale et qui rejaillit sur les générations.
Il se demande ce qui dans ce projet de noces, peut bien lui donner à repenser au vieux Nichotte, son grand-père, et à cette sale histoire qui vient lui gâcher sa félicité. 
 Quel rapport ? Non, il ne voit pas le lien. 
Mais il est intuitif, et donc du genre à se laisser influencer par un ressenti comme celui-là.
Descendant verre après verre, Pierre Mora se laisse gagner par la mélancolie. Il y a quelque temps, il aurait été fou de joie à l’idée de marier la Gabrielle. Petite, vaillante, mignonne avec ses yeux verts, possédant une autre qualité : silencieuse. Un atout de plus pour Pierre, taiseux lui aussi. Ce n’est pas elle qui risquerait d'assommer son homme avec des commérages. C’est vrai qu’elle n’est pas très souriante, mais au moins, elle n’a jamais été pleurnicharde, même lorsqu’elle était enfant, Pierre s’en souvient très bien. 
Non, décidément, il ne voit aucune autre fille dans son entourage qui pourrait lui convenir et lui plaire autant que Gabrielle. 
Alors, quoi ? Il devrait être content, et il ne l’est pas. 

****
Neuf ans. 

Gabrielle avait déjà eu l’occasion de croiser Madame Borie dans la rue ou à la boulangerie.
Les vêtements élégants, la belle maison, tout cela lui paraissait normal. 
Des gens bienBien, cela voulait dire : au-dessus
Ils étaient différents. Cela ne la choquait pas. Elle n’y pensait même pas. Cela faisait partie de l’ordre établi du monde.
C’est dans la petite boutique que Madame Borie l’avait remarquée et frappée par le sérieux de cette petite fille et sa docilité apparente, elle avait envisagé de la prendre à son service. Elle avait bien raison, totalement résignée à sa condition inférieure, Gabrielle ne manifestait aucun penchant contestataire.
Aînée de la famille, sage, raisonnable, peu exigeante, docile, elle avait révélé très tôt des qualités de ménagères. À six ans, elle s’était montrée capable de s’occuper de ses deux sœurs et de son petit frère. On avait pris l’habitude de se décharger sur elle de tâches quotidiennes de plus en plus nombreuses, cuisiner, laver du linge et même travailler au jardin avec sa mère. Elle était petite et menue, mais robuste, infatigable. À sept ans, elle avait cessé de jouer, le travail qu’on lui demandait ne lui en laissant plus le temps, ni la force, mais elle ne se plaignait pas. 
Gabrielle ne semblait pas souffrir de sa condition. À peine avait-elle conscience de la pauvreté de son existence, ignorant tout du luxe qu’elle n’avait pas encore côtoyé. Mais sans s’en rendre compte, elle pétrissait déjà son âme. Acceptant d’accomplir les corvées les plus lourdes sans jamais rechigner, elle avait domestiqué son corps, le faisant plier, sculptant la carapace qui l’éloignerait du monde.
On la disait dure au mal.  Elle parlait peu. Qu’aurait-elle pu avoir à raconter ? 
Quant aux questions qu’elle se posait parfois, elle avait compris très tôt qu’elle devrait trouver seule les réponses, car ses parents ne possédaient aucun talent pour l’éducation et n’avaient pas le temps de l’écouter.
Elle n’avait pas reçu non plus beaucoup de tendresse. Dans son milieu, l’attachement aux autres était une réalité dépourvue d’émotivité, de sensiblerie. Exemptés de démonstrations sentimentales, les liens ne s’exprimaient que par des actes concrets, souvent rudimentaires et toujours essentiels, comme des soins donnés aux mourants ou aux nourrissons. 
L’affection restait plutôt enfermée dans les cœurs, elle ne se manifestait pas, par pudeur ou maladresse, ou par crainte de s’affaiblir, parce que le cuir devait rester épais pour résister à l’âpreté de la vie. Mais, ainsi verrouillée, elle s’étiolait parfois et se desséchait dans le profond des âmes.
****
Pierre

Devant son verre vide, Pierre veut se forcer à penser à Gabrielle. 
Sérieuse et fière.
Elle ne se laisse pas embrasser, ni tripoter. 
Tant pis ! Ou tant mieux ! 
Il ne la touchera pas avant leurs noces, puisque c’est ce qu’elle désire. 
Mais c’est encore une idée qui le ramène une fois de plus à son grand-père, ce coureur de jupons surnommé Le Nichotte, qualificatif sans équivoque. Il ne s’est pas gêné, lui, pour trousser les filles ! L’aubergiste marchand ambulant avait semé ses bâtards au cours de ses pérégrinations dans la campagne et engrossé ses servantes à l’occasion, ce qui était arrivé à sa grand-mère, Marie Chaumette. Cette femme au cran exceptionnel fit, plus tard, plusieurs autres petits, tous des bâtards, dans d’autres lits. Elle continua, avec un sacré toupet, son existence de femme seule et libre, assumant sa situation, tenant tête haute, malgré ses faibles moyens et sa misérable condition.
Mais son premier enfant naturel, Mathieu, était bel et bien le fils de son patron, l’aubergiste. À la naissance, le bébé fut appelé Blanc, patronyme attribué à ceux qui n’étaient pas reconnus par le père. 
Blanc comme une page vierge. 
Blanc, comme non-inscrit. Invisible, qui ne compte pas. 
Pour comble de déshonneur, on le baptisa aussi le Nichotte –les sobriquets étaient transmis de père en fils, surtout chez les pauvres qui n’avaient ni particule ni patrimoine à léguer. 
Blanc le Nichotte, c’était dit sans méchanceté, mais colporté dans le pays. 
Le vieux débauché de Mora avait pourtant fini par légitimer son fils, d’une certaine manière, vingt ans plus tard, en acceptant de signer un certificat de notoriété le jour du mariage de son enfant naturel avec Marguerite Lescure. 
À vingt ans, Mathieu Blanc était alors devenu Mathieu Mora. Qu’est-ce qui avait bien pu motiver une reconnaissance aussi tardive ?
Pierre s’est souvent posé la question, il avait supposé que la famille Lescure avait exigé un vrai nom pour leur fille et leur descendance. Blanc n’en était pas un, et Marie Chaumette avait dû se montrer ferme et persuasive pour rafraîchir la mémoire du géniteur. Elle avait obtenu gain de cause.
Mora, donc. 
Quand Pierre avait su écrire son nom, il s’était aperçu qu’avec ces quatre lettres il pouvait aussi écrire : Amor. 
Si ce n’était pas un signe, ça…
Il n’empêche, la légèreté notoire du grand-père, les frasques qu’il avait semées sur son itinéraire, font encore, deux générations après, la risée de la population. Pierre a hérité du surnom de son père, comme si la tâche était héréditaire, indélébile. Lui aussi est le Nichotte ou petit-fils du Nichotte. 
Combien de générations d’enfants légitimes et d’hommes honnêtes faudra-t-il pour laver la faute du vieux saligaud ? 
****

Neuf ans 

— Tu es contente ?, avait donc demandé Maria en abandonnant sa petite fille sur le perron.
Personne n’attendant de réponse. 
—  Entre Gabrielle. On va te montrer la maison.
L’enfant était paralysée. Elle fixait ses sabots crottés.
— Laisse tes galoches dehors, ordonna Angèle.
Gabrielle en chaussettes n’avançait toujours pas, impressionnée par l’élégance d’Angèle Borie dans sa robe bleue évasée, serrée et froncée à la taille. Elle ressemblait pour Gabrielle à une image de livre. Irréelle. Le visage d’icone lui faisait penser à celui de la sainte-vierge représenté dans son missel, mais la voix sèche, tranchante, lui faisait peur.
— Allons ! petite, s’impatientait la maîtresse des lieux.
Elle l’avait emmenée visiter le salon, la salle à manger, les chambres. 
Gabrielle écarquillait les yeux, ébahie, tellement impressionnée par le luxe qu’elle découvrait qu’elle avait failli s’en faire pipi dessus. Jusqu’ici, elle n’aurait jamais pu imaginer un cadre aussi fastueux, commodes et armoires brillantes, fauteuils douillets, tentures sur les murs, rideaux chatoyants entourant les hautes fenêtres, Angèle ouvrait les meubles pour lui montrer les piles de linge brodé ou les services en porcelaine. 
Tout cela dépassait Gabrielle. 
Et elle sentait que sa présence détonnait. 
Elle n’était pas à sa place, ici. 
Sa modestie naturelle lui faisant ressentir sa rusticité. 
Elles avaient fini la tournée par la cuisine. Là, Germaine, qui commandait, bonne et cuisinière en même temps, l’avait détaillée avec objectivité, de la tête aux pieds, sans méchanceté, mais sans concession :
— Elle est bien chétive. Faudra voir si elle peut pousser la brouette.
Dès le lendemain, elle avait voulu vérifier si elle en était capable. 
La brouette débordait de linge sale et le lavoir était à un bon kilomètre de la maison. Gabrielle avait dû s’arrêter vingt fois en chemin pour récupérer. Elle avait lavé, rincé, pendant deux heures, mais la charge s’était avérée deux fois plus lourde au retour et elle était arrivée exténuée.
Germaine n’était pas une mauvaise femme, elle était seulement réaliste. Elle considérait les apitoiements comme une perte de temps et d’énergie, voire un affaiblissement du corps et de l’esprit et pensait qu’il valait mieux affronter la dureté du travail le plus tôt possible, afin de dompter ses forces et dresser sa volonté. Elle soumit Gabrielle à son apprentissage selon cette pédagogie élémentaire. Elle la forma dès les premiers jours à laver la vaisselle, balayer, laver le sol, faire les lits. Du matin au soir, Gabrielle besognait, mettant un point d’honneur à se montrer à la hauteur de sa tâche, à ravaler ses larmes et à dissimuler sa fatigue. 
Après sa journée, elle rentrait à la maison fourbue, n’éprouvant qu’une seule envie, s’écrouler sur son grabat. 
Un soir, à table, son père s’était presque apitoyé.
— Elle est bien jeune, tout de même ! avait-il marmonné en piquant le nez dans son assiette, voyant que Gabrielle n’avait même pas la force de soulever sa cuillère, mais Maria l’avait fusillé du regard. À quoi bon décourager leur enfant ? Que voulait-il ?  L’inciter à la paresse ou pire à la contestation ? 
À quoi bon ? 
Puisqu’ils n’y pouvaient rien.
Puisqu’il n’y avait rien à faire pour changer leur sort. 
Des semaines s’écoulèrent. Gabrielle révélait une extrême docilité. Elle apprenait l’ordre et la propreté et tous les secrets du ménage et de l’entretien avec facilité sous l’autorité de Germaine. Sous sa gouverne, elle apportait aussi sa contribution à la préparation des repas, accomplissant les corvées comme l’épluchage des légumes ou le plumage et vidage des volailles ou du gibier. Elle aimait suivre le travail de la cuisinière, observant et enregistrant tous ses faits et gestes. Elle retrouvait, en contemplant Germaine opérer devant ses fourneaux, la même excitation qu’à regarder autrefois son père œuvrer dans son atelier.  Délayer, émulsionner, fouetter, crémer, lier, pocher, rissoler, braiser, poêler, dorer, peser, lui paraissaient aussi un art. Fascinée, Gabrielle n’en perdait pas une.
Une autre pièce l’attirait depuis qu’elle était entrée dans la maison : la bibliothèque dans laquelle elle rêvait de s’attarder.  Un jour que Germaine l’y avait envoyée faire le ménage, frotter le parquet et épousseter les étagères, elle succomba à la tentation. 
Elle n’entendit pas la porte s’ouvrir et fut prise en flagrant délit, debout devant les rayonnages, un livre entre les mains. Monsieur Borie l’observa un moment avant de se manifester.
— Tu sais lire ? 
Gabrielle sursauta, rougit, baissa la tête.
Il s’approchait, la dévisageait, ratissant sa chevelure entre ses doigts d’un geste désinvolte, l’air vaguement amusé, il ne semblait pas fâché. Il répéta gentiment : tu sais lire ?
Elle aurait aimé répondre oui. Oui, elle avait aimé l’école, jusqu’à ce qu’elle en soit privée pour être envoyée ici. Elle avait adoré le français et l’apprentissage de la lecture qui l’avaient détournée du patois – qu’elle délaissait encore en secret pour lui préférer ce parler plus savant, mais elle n’aurait jamais osé le formuler. Elle se sentait fautive et ne savait quelles excuses elle devait présenter, tremblant d’être renvoyée.
Elle avait tort, ce ne fut pas le cas. Au contraire, Borie se montra bon prince, à partir de ce jour-là, Gabrielle eut la permission de retourner à l’école, sans que nul ne sache vraiment ce qui avait motivé cette décision surprenante. En échange, elle dut accepter de ne plus rentrer dormir chez ses parents, ainsi, disposait-elle d’assez de temps, avant et après les heures de classe, pour accomplir son travail dans la maison de ses maîtres. Elle se levait à six heures pour trimer jusqu’à neuf heures moins le quart, et le soir, elle trouvait en rentrant de l’école, sa part de besogne de la journée, puis, après le souper, elle devait encore aider Germaine à la vaisselle. Le jeudi elle allait au lavoir et le dimanche, elle assumait parfois toutes les corvées, lorsque Germaine prenait un jour de repos.
À l’école, les sœurs, touchées par le courage de cette enfant et ses aptitudes, l’aidèrent du mieux qu’elles purent. Bonne élève, Gabrielle passa son certificat d’études à onze ans. Les sœurs l’auraient bien gardée pour la pousser jusqu’au brevet, mais il n’en fut pas question. Elle appartenait aux Borie. 
Dépossédée de son avenir à neuf ans, elle grandit ainsi, soumise à la volonté de ses maîtres. Jamais triste ou renfrognée. Jamais joyeuse ni enjouée. Elle obéissait sans manifester d’émotion. Sans verser de larmes. Résignée à tout ce qui pouvait lui arriver. Détachée de son sort comme si elle n’attendait rien de l’existence. Rodée à sa dureté. 
Pourtant tout n’était pas noir. Pragmatique sans le savoir, au fil des ans, elle tira de sa condition de servante dans la maison des bienfaits qui lui permettaient de supporter le quotidien et d’accepter son sort. L’environnement dans lequel elle vivait lui procurait un vrai bien-être – elle prenait conscience de ce privilège lorsqu’elle rendait visite à ses parents qui vivaient toujours aussi misérablement. 
Gabrielle avait pris goût à la propreté, aux parquets cirés, aux beaux meubles, aux livres, aux armoires parfumées de lavande, aux draps de lin, aux édredons moelleux, et surtout à la cuisine bien équipée et à ses fourneaux impeccables. 
C’est pourtant dans cette cuisine que fut scellé le malheur. 

****

Seize ans 

Dans sa robe de mariée, Gabrielle pâle comme son voile, ressemble à une communiante qui s'apprêterait à pactiser avec le diable. Pierre, trop sérieux, un peu raide dans son habit du dimanche passé sur une chemise blanche. Leurs regards portés au loin. Ils ne voient personne
On n’a jamais vu de mariés aussi absents.
La cérémonie réunit peu de monde, la famille proche et quelques vagues cousins. Le repas de noces est offert par Borie. Il se tient dans une grange appartenant aussi aux maîtres, prêtée pour l'occasion. Les gens s'amusent autour des mariés, chantent, rient, mais Gabrielle reste de marbre, même quand elle danse au bras de son père, puis au bras de son époux.
Le soir, dans la chambre, Gabrielle se refuse. 
Le lendemain aussi. 
Elle ne dit rien, elle décourage en silence les tentatives de son mari. Elle a le chic pour le lui faire comprendre sans avoir besoin d'ouvrir la bouche. 
Pierre se garde bien de la forcer. Il ne veut pas l’effaroucher. Il préfère attendre qu’elle se donne. Il se recroqueville sur sa moitié de lit, il s'efforce de ne pas frôler les jambes ou la courbe de reins de sa femme. 
Il étouffe ses envies. Il mate son désir. 
Cependant, il s'interroge. Les yeux grands ouverts dans l'obscurité de leur petite chambre, il réfléchit. 
Il cherche désespérément une explication. 
Il s’ingénie même à trouver des excuses à sa jeune épouse.
Mais il a beau se creuser les méninges et même le cœur, avec toute sa générosité, et son esprit de tolérance qui s’ignore, il est loin de la vérité, très loin de pouvoir imaginer les raisons de Gabrielle.
Plongé dans l'incompréhension, il se met à ressasser les idées les plus folles –soufflées une fois de plus par l’esprit du vieux Nichotte. 
Le mauvais pressentiment du premier jour revient le tarauder. 
Une théorie malsaine couve en lui, qu’il ne sait ni identifier ni exprimer. 
Un fantôme lubrique qui le poursuit.

****
Quinze ans.

Les faits remontaient au dernier dimanche d’août. 
Un repas devait ce soir-là réunir des convives. Borie, négociant en vins dans le quartier des Chartrons à Bordeaux, disposait sur les quais d’une demeure cossue, mais c’était ici, dans leur villa du bord de mer, qu’il recevait les personnalités importantes du commerce bordelais, de la finance et de la justice pour des soupers fins mitonnés par Germaine. 
La veille de la date fixée, la cuisinière fut prise d’une forte fièvre. 
Le docteur plongea la famille Borie dans le désespoir en diagnostiquant une grave pneumonie. Un vrai branlebas dans la maison, trop tard pour prévenir les invités. Le dîner ne pouvait être annulé. 
Il s’avérait également impossible de remplacer Germaine au pied levé. Les Borie étaient aux cent coups. 
Avant d’être expédiée dans sa famille, Germaine certifia que Gabrielle était assez douée et courageuse pour se débrouiller seule.
— Mais elle n’a que quinze ans ! Tu n’y penses pas, protesta Angèle.
Charles levait les épaules, dépassé par ces problèmes d’intendance. 
Il fit venir Gabrielle et la questionna. 
L’adolescente affirma, le rose aux joues, qu’elle se sentait capable d’assumer cette tâche qui n’avait même pas l’air de l'impressionner.  
Le maître voulut en savoir davantage, il exigea de la jeune fille qu'elle dresse le menu, et indique précisément la composition des plats. 
Le soir même, Gabrielle rédigea le menu, écrit avec soin, au porte-plume, à l'encre bleue, sur une belle feuille blanche. 
Elle proposait un velouté aux asperges des Landes, de l'alose grillée en persillade, des pigeonneaux farcis au jus, accompagnés de petits pois aux lardons, une salade mêlée, puis des beignets à la crème en dessert et une compotée de fruits. 
Le lendemain, dans le bureau, elle emporta la décision en décrivant minutieusement chaque mets, la manière de le réaliser et sa présentation.
Borie, éberlué par le vocabulaire et le savoir de Gabrielle, en avait l'eau à la bouche, mais il hésita encore un peu à confier pareille responsabilité à une enfant. 
Cependant ils étaient dans l’impasse… 
Il restait à trouver une tenue décente à la nouvelle cuisinière. Elle ne pouvait servir aussi tristement vêtue. Il laissa Angèle régler cette question, ce qu'elle fit en choisissant une de ses vieilles robes, extirpée du sac de vêtements qu'elle réservait aux pauvres. 
Le dîner fut parfait. Démontrant aux Borie qu’ils avaient eu tort de s’inquiéter,
Gabrielle révéla un talent bien supérieur à celui de Germaine – d’ailleurs, la vieille cuisinière ne se remit pas et la jeune fille prit définitivement la place. 
Gabrielle dans sa robe un peu juste qui lui écrasait les seins commençait aussi à retenir les regards masculins.
À partir de ce jour-là, elle prit du galon en régnant sur son fief : la cuisine. Une certaine fierté désormais affichée sur le front.
Les Borie multiplièrent les invitations pour le plaisir d’entendre leurs amis s’extasier sur les qualités de leur servante, s’étonner de son jeune âge et les féliciter d’avoir déniché pareille perle. 
Parmi eux, le procureur de Bordeaux, Paul Desgraves, souvent des leurs, flattait beaucoup Gabrielle et pas seulement pour ses compétences culinaires. 
 La jeune fille s'était épanouie en même temps. 
Comme si sa beauté avait éclos dès lors qu'elle avait pu exprimer librement son talent.
Désormais, elle se tenait droite. Elle se déplaçait avec souplesse et légèreté dans sa nouvelle robe noire – on lui en avait fait faire une sur mesure – et son regard ne se dérobait plus. 
Un soir, après le repas, Borie et Desgraves étaient restés à fumer sur la terrasse. Dans la cuisine, Gabrielle occupée à laver une montagne de vaisselle, fenêtre ouverte à cause de la lourdeur de l’air – l’été n’en finissait pas et le tonnerre grondait au loin –, profitait sans le vouloir de la conversation. 
Ils parlaient d’elle dans des propos grivois – qui étaient de l'hébreu pour elle. 
Ils faisaient allusion à sa fraîcheur, à sa réserve naturelle, à son maintien modeste, à sa grâce. Ils évoquaient la robe qu’elle portait, discrètement décolletée, mais bien ajustée, qui pinçait sa taille et moulait sa poitrine et sa chute de reins.

****

Pierre

Le temps passe pour les jeunes mariés et ne fait que se répliquer. 
Gabrielle reste froide et distante. 
Humilié par le repoussement de ses caresses, l’échec répété de ses approches, Pierre, de plus en plus ombrageux, irritable, claque la porte après chaque rebuffade et s’enfuit se souler au bistrot.
Au bout de deux semaines, son intuition lui souffle que Gabrielle pourrait ne pas vouloir d’enfant tout de suite. Convaincu que c’est l’explication de sa résistance, il se traite de bougre d'imbécile de n'y avoir pas songé avant.
Frappé par l'idée comme par un trait de génie, il jette ses outils pour se précipiter à la maison. 
Avec une très grande douceur, il assure Gabrielle de toute sa compréhension, il s'accuse de balourdise, de muflerie. Il lui promet de faire attention. Il jure qu’il sait comment s’y prendre pour ne pas lui faire un petit. Et qu’il est entièrement d’accord, ils sont si jeunes, ils ont bien le temps d’en faire, des marmots. 
Gabrielle ne dit mot. Elle se contente de le fixer de son regard dur comme de l’acier.
Elle brise d'un coup sec son espérance. 
Encore une fois, il claque la porte. 
Pierre crève d’amour à petit feu. 
— Mon pauvre Pierrot, compatit Marius, un homme qui a soif comme ça est un homme qui a bien du malheur.
Les nuits se répètent.  
Marius sait écouter, mais au bout d'un moment, comme Pierre n'a plus rien à dire, c'est lui qui prend la relève. 
Heureusement, il en a à raconter, lui aussi, d'un autre genre. 
Conscrit en 70, eh oui mon colon !
Au tirage au sort, il avait pourtant été chanceux, mais nom de dieu, il avait revendu le billet gagnant. 
Il faut être fou pour accepter de s'en aller se faire trouer la peau à la place d'un autre contre l'échange d'une bourse même pas bien garnie !
 La supercherie c'était qu'ils étaient tous partis contents, en juillet. Insouciants dans leurs pantalons rouges garance.  
Et le 1er septembre, le voilà à Sedan, il se trouve comme ça au milieu du carnage. Autour de lui, ses camarades sont tombés comme des mouches, et, de désespoir, sur le champ de bataille, ceux qui restent debout brisent leurs fusils et brûlent leur drapeau. 
Intarissable, le soldat. 
Pendant des heures, il lui parle de la guerre. 
De la mort qu'il a vue de trop près. 
Avec tous ses masques. 
Jamais de la même couleur, blême parfois, ou écarlate.
Mais toujours cette figure grimaçante qui continue depuis, la salope, à le guetter au fond de chaque verre pour lui susurrer : je t'attends, je t'attends.
****

Quinze ans

Sur la terrasse, ce soir-là, le procureur prêchait le faux pour savoir le vrai. Cet homme questionnait son ami sur l’intimité de ses rapports avec Gabrielle et les charmes de la petite oiselle – c’est ainsi qu’il l’appelait. 
Borie s’insurgeait. Il niait farouchement entretenir ce genre de relations avec ses bonnes. 
Puis, à force de grivoiseries, cette idée, si habilement suggérée par un homme dont le métier était de faire avouer les coupables, cette idée qui les avait fait s’esclaffer si haut et si fort, avait fini par se glisser dans sa chair. 
Gabrielle avait fermé la fenêtre et était montée se coucher. 
Dans la chambre mansardée, la lucarne ouverte laissait entrer un filet d’air, rafraîchi par l’orage qui avait fini par éclater. 
Gabrielle était étendue sur le lit. 
Elle vit le loquet de la porte s’abaisser.
Charles pénétra dans la chambre à pas de loups, une lampe à la main. 
Elle croyait avoir la berlue. 
Elle avait vivement rabattu le drap sur elle.
Elle avait supposé qu’il voulait la surprendre en flagrant délit de lecture – elle continuait à subtiliser des ouvrages dans la bibliothèque.
Mis non. 
Il s’était approché en silence. 
Le visage enluminé par la flamme. Les yeux brillants. 
Il se tenait debout au bord du lit sans rien dire. 
Il projetait sur elle le halo de lumière.
Il semblait avoir du mal à respirer. 
Il avait soulevé le drap d’un geste brusque. 
Retroussant la chemise de la jeune fille, éclairant la chair blanche. 
Puis il avait posé la lampe sur la table de nuit et s’était glissé contre elle, tout habillé. 
Gabrielle ne savait encore rien des choses de l’amour.
Personne ne s’était donné la peine de lui expliquer ce qui arrivait aux filles à la puberté.
Quand elle avait eu ses règles à quatorze ans, elle avait caché ses écoulements, se croyant atteinte d’un mal coupable. Quand Germaine avait fini par découvrir la réalité, elle lui avait seulement conseillé de se méfier désormais des hommes qui lui tourneraient autour. 
—Tu es une femme à présent, avait-elle conclu sans s’appesantir davantage, elle n’aimait pas aborder ce sujet, source d'emmerdements, concluait-elle. 
Il écrasait sa bouche, buvant sa salive. Excité par les gaillardises du procureur, une heure plus tôt, sur la terrasse, caressant les petits seins, il avait pris sa main pour la poser sur son sexe raidi.
Il lui avait écarté les jambes. Pressé d’atteindre son but, il s’était dressé pour s’insinuer entre ses cuisses, mordant sa nuque, perçant sa virginité à petits coups forcés avant de la pénétrer entièrement. 
Puis Charles s’était rapidement effondré sur elle, haletant dans son cou. 
Elle, percevant sur sa gorge les battements affolés de son sang. 
Au bout de quelques minutes, il s’était écarté d’elle, avait quitté le lit, rajusté sa tenue, repris sa lampe, et était sorti sans lâcher un seul mot. 
Il s’était à peine écoulé un quart d’heure en tout depuis qu'il avait poussé la porte de sa chambre et il n'avait prononcé que des gémissements.
Immobile et tremblante dans le noir, le cœur tambourinant, du feu entre les jambes et dans le bas-ventre, Gabrielle avait fixé l’obscurité, cherchant à donner un sens à ce qui s’était passé, sans pouvoir en trouver. 
Elle ignorait tout de la nature de l’acte qui venait d’être commis − jusque-là, elle ne savait même pas ce qu’elle avait au-dessous du nombril. 
Elle ne comprenait pas ce que son patron était venu faire dans son lit. Il avait grogné et geint, s’était répandu en elle sans proférer une seule parole. Elle ne savait pas ce que cela signifiait, ni pourquoi il l’avait fait. Ni même si c’était bien ou mal, juste ou pas, d’user d’elle de cette façon. 
Elle était seulement certaine de devoir enterrer ce secret dans les plus bas-fonds de ses pensées.
Cette nuit-là, Gabrielle n’avait rien compris à ce qui lui arrivait, elle avait subi, impassible et stoïque. 
La nuit d’après, il était revenu, le surlendemain aussi et ainsi de suite. 
Gabrielle épiant dans le noir de sa chambre le loquet de la porte, tremblant de le voir s'abaisser, puis subissant, obéissante et silencieuse. 
Elle avait dû s’habituer à ce corps d’homme, à son odeur, sa brutalité, sa douceur, son rut, sachant maintenant ce qu’il attendait et ce qu’il lui ferait. 
Il la mettait nue, à présent, et lui mordait les seins avant de la posséder.
Seule, Germaine semblait avoir percé le manège de leur maître. Elle s'immobilisait parfois, à propos de rien, comme si d'un coup elle était frappée par une idée, le regard arrêté sur Gabrielle, elle poussait un soupir qui en disait long. 
Elle s'était mise aussi à l'appeler de temps en temps petiote, avec un plus de douceur que d'habitude. 
Gabrielle s’était demandé si Germaine avait elle-même reçu ce genre de visite nocturne, pour paraître si avisée, mais elle se garda de lui poser la question.

****
Pierre

Dans l’étroitesse de leur existence, la petite bicoque qu’ils habitent depuis leur mariage − deux pièces, une cuisine et, dans la chambre, le grand lit qu’ils partagent sans se toucher − Gabrielle ne peut pas longtemps cacher son état. 
Un matin, Pierre la surprend, en train de faire sa toilette, à moitié déshabillée, devant une bassine posée sur la table de la cuisine. 
La combinaison mouillée, plaquée sur sa taille, moulant ses hanches, sculpte son ventre sans équivoque. 
Pierre, abasourdi, fixe sa femme sans pouvoir émettre un seul son. 
Gabrielle serre les mâchoires, mais ne bronche pas et ne baisse pas les yeux. 
Elle a pensé tant de fois à ce moment. 
Il fallait bien qu'il arrive. 
Elle a au moins un avantage sur Pierre, celui d’avoir pu s’y préparer.
L’enfant bouge depuis plusieurs semaines, elle est enceinte de cinq mois. 
Pierre fixe le ventre de Gabrielle et comprend dans un éclair de lucidité ce qu’il sait au fond de lui depuis le premier jour sans se l'avouer. 
Il a refusé d'ouvrir les yeux, refusé d’entendre ce qui se murmurait dans son dos et dédaigné les ricanements. 
Il n’a plus qu’à s’en prendre qu’à lui-même.
C’est un coup dur, mais aussitôt après le choc, c’est un sentiment d’implacable qui s’impose à lui.
Dans leurs vies, c’est comme ça. 
Il se dit que cela n’aurait aucun sens de reprocher cette situation à Gabrielle.
Ce n'est pas dans sa nature de cultiver le fiel.
Et ce n'est pas de la résignation. 
Il a la capacité de se soumettre à la providence sans éprouver de ressentiment. 
C'est une force qu'il a en lui. 
Une force dotée d'acceptation, faite de réalisme et de courage, mais surtout pleine d'espérance aussi et de goût de la vie.
Au lieu de chercher à noyer son chagrin, il cesse cette fois de fréquenter le bistrot.
Quelque chose est en train de changer en lui. 
Il s’enferme dans son atelier de menuiserie, c’est là qu’il peut le mieux réfléchir, tout en rabotant, ponçant le chêne ou le pin pour fabriquer ses meubles ou ses charpentes. 
Il en a assez de se sentir poursuivi par ces histoires de bâtard, de Nichotte, par ce grand-père, engrosseur de bonnes, lui aussi. 
Il va en finir une fois pour toutes avec cette fatalité qu’il traîne comme une tare, une teigne accrochée à ses basques. 
Il n’embarrassera pas Gabrielle avec des questions obscènes. 
Des bruits malsains courent à propos de ce qui se passe dans ce pavillon de chasse qui appartient aux Borie. Il a souvent entendu évoquer ces repas qui se terminent en orgie. 
Mais il a toujours voulu fermer ses écoutilles aux allusions vicieuses. 
Il ne lui viendrait pas à l’esprit de condamner ces pauvres filles, accusées de débauche.
Peuvent-elles dénoncer aussi facilement ces messieurs de la haute ? 
Un de ces notables bordelais n’est-il pas suspecté d’avoir semé des bâtards partout dans la commune sans jamais avoir été inquiété, ni mis en cause ? 
Alors, Pierre ne veut rien savoir de plus et d’ailleurs il a un autre avis là-dessus. 
Il a même dans l’idée qu’il faudra qu'un jour le monde change et il aimerait bien être là pour le voir. 
Il se souvient qu'une fois, un client pour lequel il avait travaillé, un fils d'instituteur, avait éclairé sa lanterne. 
Il lui avait fait lire des journaux qui parlaient de la commune de Paris, et il avait retenu les mots d'une certaine Louise Michel qui s'insurgeait contre la prostitution, et le sort des femmes du peuple : "le bétail humain qui rapporte le plus".
Alors, si Gabrielle veut garder son secret, il le lui laisse, de toute façon, il se moque de savoir qui est l’étalon. 
Le père, c’est lui. Il l'a décidé.
De plus, lui qui a adoré sa grand-mère, Marie Chaumette, admirant son courage incroyable, sa liberté d’esprit et son mépris des commérages, cette femme qui lui a inspiré un profond respect de toutes les femmes, il a reconnu en Gabrielle les mêmes qualités, il a décelé la même trempe et la même intelligence. 
Il s'estime chanceux de l'avoir comme épouse. 

****

Quinze ans 

La coutume était courante chez les bourgeois de coucher avec les bonnes.
Les habitudes ancrées, toute la maison pouvait être au courant, les langues ne trouvaient jamais rien à redire. 
Paul Desgraves fut le premier à suspecter la coucherie.
Gabrielle avait encore surpris une de leurs conversations nocturnes. Le magistrat revendiquait lui aussi les faveurs de la petite cuisinière. `
Il prétendait que les plats qu’elle leur servait, de plus en plus raffinés, aiguisaient son désir. Plus il goûtait sa cuisine, plus il mourrait d’envie de la posséder. 
Mais Borie protégeait sa proie de cette concupiscence, rétorquant que Gabrielle était sa propriété. 
—Chasse gardée pour le moment, raillait-il.
—Pour le moment, ajoutait-il, soyez patient, mon cher, un de ces jours, je vous la cèderai. 
Un soir, Borie qui ne voulait tout de même pas que son ami aille s’imaginer qu’il était possessif, ou pire, amoureux, lui dévoila son programme. 
La vérité c’était qu’il cherchait à engrosser Gabrielle avant son épouse. 
Pourquoi ? 
Mais afin que la jeune femme, saine et vigoureuse, accouche la première et puisse nourrir de son lait en même temps les deux petits. 
Il avait ajouté que sa femme manifestait des réticences à enfanter, redoutant les disgrâces consécutives, surtout l’effondrement de la poitrine qu'elle n'avait déjà pas généreuse, sans parler de la contrainte que représentait l'allaitement. Angèle, libérée de cette servitude, pourrait, après ses couches, reprendre rapidement sa vie mondaine.
À partir de là, Borie avait surveillé la transformation physique de Gabrielle. 
Il tâtait son ventre, ses seins et s’informait de la période de ses règles. 
Au bout d’un mois et demi d’efforts assidus et quotidiens, il avait pu constater la réussite de son implication. 
Il avait quitté– à regret cependant– la couche de Gabrielle pour œuvrer dans le lit d’Angèle et envisager la deuxième partie de son plan :  
Assurer sa descendance. Ce qui lui demanda davantage de peine pour arriver à ses fins. Dans les bras d’Angèle, il fut plusieurs fois obligé d’avoir recours à des fantasmes que le souvenir des nuits dans le lit de Gabrielle alimentait. 
Enfin, troisième étape, il ne lui restait plus qu'à veiller à sauvegarder sa réputation.
 Leur position sociale imposait de protéger Angèle des commérages et leurs activités commerciales exigeaient de conserver une respectabilité intacte. 
Pour cela, il n'eut pas à se creuser la tête longtemps. 
Le stratège lui fut inspiré par les mœurs de la bonne société comme un principe logique.
Il pensa que pour effacer son empreinte du corps de Gabrielle, il suffisait que d’autres lui passent dessus.
Charles Borie envoya donc Gabrielle servir une ou deux fois au chalet de chasse afin que la rumeur puisse être colportée que c’était là-bas qu’elle s’était fait engrosser et qu’elle ne pouvait même pas dire par qui. 
Ensuite, la moralité exigerait de lui trouver un époux pour faire taire publiquement ces mauvaises langues. 
Elle venait d’avoir seize ans.
—  Tu es contente, Gabrielle ? 

****

Pierre

Chaque soir, Gabrielle rentre de chez les Borie exténuée, se tenant les reins à deux mains, brisés par les corvées. 
Pierre à la fin, ne pouvant plus supporter de voir sa peine, lui dit qu’elle n’ira plus. 
Il travaillera deux fois plus. Au moins jusqu’à la naissance, Gabrielle restera à la maison. 
Depuis qu'il sait, il a doublé de dévouement à l'égard de la jeune femme. 
Il l'entoure d'affection et de gentillesse. 
Il la cajole et lui parle quotidiennement de l'enfant à naître. 
Gabrielle n'en revient pas. 
Personne n'a jamais pris soin d'elle comme ça. 
Elle sent se fendre la carapace. 
La générosité, la bonté, le don de soi, dont Pierre la gratifie, pénètrent en elle par toutes les fissures. 
Elle s’étonne d'entendre, pour la première fois, dans le profond, résonner les battements de son cœur. 
Sur ces bases d'altruisme et d'abnégation, leur vie commune s’adoucit. 
Les nuits d’hiver, ils se serrent dans le lit. 
Il lui ouvre les bras, la réchauffe, la couvre de tendresse. 
Pour le reste, il repousse son désir, c’est sa manière de s’associer à l’attente.
Il compte les jours et les semaines qui les séparent de la délivrance. 
Il a de la patience à revendre. Il met ce temps à profit pour se faire aimer, sûr qu’il sera payé de retour, un jour.
Pour calmer sa fièvre, il fabrique en secret dans son atelier le plus beau des berceaux et l'offre à Gabrielle comme une promesse sur l'avenir. 
Le 5 juillet 1878, Gabrielle accouche sans faire d’histoire d’un beau garçon de trois kilos et demi. `
Elle laisse Pierre décider du prénom. 
Le cœur bondissant devant cette nouvelle existence qui commence, il choisit celui de son père, Mathieu. 
Il croit son calvaire terminé.
Pour la première fois de leur vie, Pierre et Gabrielle connaissent quelques jours de vrai bonheur sans se douter que dans leurs dos le destin poursuit sa partie d’échecs.

La semaine suivante, deux trouble-fêtes débarquent, Charles Borie, escorté du docteur.
Ils obligent Gabrielle, qui a accouché seule, ou presque, avec l’aide d’une voisine expérimentée, à se laisser examiner.
Le médecin déclare l’état de la mère et de l’enfant satisfaisant, mais avant de partir, Charles Borie invite Gabrielle à rendre visite à Angèle qui doit accoucher prochainement. 
Gabrielle n’est pas pressée d’aller chez les Borie, mais Charles l’envoie chercher dès le lendemain. 
Angèle se repose dans le parc, étendue sur une chaise longue. Elle ouvre les yeux, jette un regard éteint sur Gabrielle pour la féliciter du bout des lèvres – elle la trouve si fraîche et rose –, elle dit trois mots, et se rendort. 
Charles fait signe à Gabrielle qu’il souhaite lui parler à l’écart, il a l’air triste et soucieux. Il évoque à voix basse l’état de faiblesse d’Angèle, si elle survit à l’accouchement, elle n’aura jamais la force de nourrir son enfant. Ils ont besoin de trouver une nourrice. Et qui, mieux que Gabrielle pourrait remplir se rôle ? Ils ont confiance en elle. Ils la connaissent depuis si longtemps, ils savent combien elle est saine et robuste, honnête et bonne. Elle ne peut les abandonner dans la détresse. 
— Te rends-tu compte, Gabrielle, notre enfant risque de mourir. Mais toi, tu pourras le sauver, tu as du bon lait, ça se voit, ton petit est déjà bien costaud pour un nouveau-né.  
Sans attendre la réponse, il l’entraîne dans le couloir, ouvre la porte d’une chambre aux murs tendus de toile bleue, refaite à neuf, la pièce est ensoleillée, agréablement meublée et décorée, sur la commode Louis XV, une rangée de livres entre deux éléphants, à côté du grand lit, un berceau en osier débordant de chantilly. 
— Ta chambre, Gabrielle. 
Il promet un bon salaire, et en plus, elle n’aura pas à travailler comme bonne, ni à la cuisine, elle se consacrera uniquement à leur enfant. 
   Et le mien ? demande-t-elle sèchement., 
Il détourne les yeux. 
— Le tien aussi, naturellement, tu as assez de lait pour deux, n’est-ce pas ? 

En reconduisant Gabrielle, il lui fait presque un cours de médecine pour lui recommander l’abstinence pendant la durée de l’allaitement.
— Tu sais de quoi je parle, Gabrielle ?  
Elle n’a pas besoin qu’il lui fasse un dessin. 
Les rapports sexuels sont censés gâter le lait, c’est bien connu. 
— L’éloignement de son mari pendant quelques mois serait bénéfique. Conseillé pour éviter la tentation, dit-il. 
Ils recevront un bon pécule au bout du compte et pourront envisager d’acheter une petite maison, d’assurer l’avenir de leur enfant, c’est à réfléchir. 
Gabrielle est tentée. Quand elle a commencé comme bonne, à neuf ans, elle a tiré une consolation du confort qui l’entourait et à partir de là, elle s’est forgé une idée matérielle du bonheur. Elle ne peut se résoudre à rejeter cette proposition avantageuse sans éprouver de regrets.
Quand elle lui présente l'offre qui lui est faite, Pierre accepte le marché pour lui faire plaisir. Sans enthousiasme, déçu, triste de se voir séparé de Gabrielle et de leur enfant.
Il a l'impression de passer encore une fois en second, mais au fond, puisque l'interdiction de toucher sa femme lui est spécifiée, il se dit qu'il préfère dormir seul, la sentir à côté dans son lit attise trop son désir. 
Il peut encore attendre.
Il pense toujours que le bonheur est au bout.
   On se verra le dimanche, dit Gabrielle.

Angèle accouche prématurément, au mois d’août, d’un bébé de deux kilos seulement. Il ressemble à un petit chat mouillé, la peau fripée, bleuie, collée sur les os. À côté du poupon de Gabrielle, il fait peine à voir.
Heureusement, comme l’a prédit Charles, le lait de Gabrielle opère aussitôt un miracle. Le petit Louis, prend des joues, des couleurs, des cuisses et des fesses potelées, il rattrape bientôt son frère de lait. 
Gabrielle s’occupe merveilleusement des deux enfants. Elle est viscéralement douée pour ce rôle. 
Sa nature rugueuse s'adoucit dans la maternité. 
Elle s'épanouit. 
On la voit sourire. 
Elle est de plus en plus belle et touchante avec ces deux nourrissons qui lui tendent les bras. 
Tout le monde s'émeut, et Borie plus que les autres. 
Il doit parfois maîtriser des élans de tendresse à son égard. Mais il est refroidi quand Gabrielle pose son regard glacé sur lui.
Les mois s’écoulent. L’automne passe. 
Les petits s’attachent à Gabrielle et elle à eux. Le dimanche, Pierre demande :
— Combien de temps encore, Gabrielle, combien ?
Gabrielle ne sait pas. 
Elle est contente. 
Exempte de toute corvée, bien nourrie, elle n'a jamais eu la vie aussi douce.
Les petits poussent bien, jamais malades. 
Ils sont toujours collés à elle et collés l'un à l'autre. 
Leur amour réciproque crève les yeux de tous. 
Angèle en éprouve quelque contrariété qu'elle confie à son mari. 
Ce bonheur aveuglant que tout le monde peut voir et dont elle se sent exclue. 
L'enfant de Gabrielle élevé comme le leur, profitant des mêmes soins, goûtant à une qualité de vie qui n'est pas celle de sa condition...  
Et cette affection que Louis manifeste à l'égard de la bonne bien plus rayonnante que celle qui devrait d'ailleurs lui être destinée et dont elle ne perçoit rien, oui cette affection exagérée lui fait ombrage. 
Mais Borie la remballe, n'est-ce pas le prix à payer ? 
Et il prétend même dans sa muflerie avoir dû lui aussi payer de sa personne.
Gabrielle et les enfants sont donc les seuls à être heureux. 
Car de l'autre côté, Pierre s’ennuie dans sa masure. 
Les soirées d’hiver sont trop longues.
Le lit est froid. 
Au milieu de sa solitude, il finit par perdre la raison. 
Les diableries du grand-père Nichotte reviennent lui susurrer des insanités. 
La jalousie lui creuse à nouveau sournoisement le cœur.  
Il retourne à l’estaminet tous les soirs. 
Marius est là pour trinquer avec lui. Cet homme qui, par conscience professionnelle, s'est toujours fait un devoir d’accompagner les malheureux dans leurs soulographies et qui croyait d'expérience tout savoir des souffrances humaines, n’a jamais eu l’occasion de soigner un mal d’amour. 
Il ne soupçonnait même pas, jusqu’à ce jour, l’existence d’un sentiment aussi beau.
Attendri par cette passion, il se noie chaque nuit sans réserve dans le chagrin de Pierre.  

Mais l’été approchant, l'espoir renaît. Pierre se ressaisit, la période de purgatoire touche à sa fin. 
Les petits garçons ont un an, ils sont en bonne santé, ils trottent comme des lapins. 
Le dimanche, il est autorisé à voir Gabrielle. Ils passent l’après-midi dans le parc de la propriété, surveillant les deux enfants qui jouent autour d’eux. 
Gabrielle a changé. 
Elle s'adresse aux enfants avec une grande douceur, mais employant un vocabulaire que Pierre ne comprend pas toujours. 
Elle ne se contente pas de leur donner son lait, elle les nourrit aussi de mots sans s'en rendre compte, parce qu'elle passe ses nuits à lire à la chandelle. 
Pierre assiste à la transformation de Gabrielle, il la voit devenir femme et mère. 
Il la trouve embellie et le lui dit. 
De son côté, elle lui accorde plus d'attention, davantage de gentillesse. 
Un jour, elle a même posé sa tête sur son épaule et s'est serrée contre lui sur le banc. 
Il a eu des frissons, et une folle envie de l'entourer de ses bras, de l'embrasser dans le cou. Il n'a pas osé, peur de précipiter les choses, de ne pas maîtriser son ardeur et de l'effaroucher. Mais il a vécu l'instant comme une promesse qui lui fait imaginer en secret des délices à venir, et lui fait battre le sang. 
Il a retrouvé confiance en l'avenir. 
Il croit le bonheur à leur porte. 
Au mois de septembre, il devra déchanter, le bonheur espéré remis à la Saint-Glinglin.  Il apprend qu'il lui faudra encore patienter de longs mois avant de voir revenir Gabrielle. 
Les Borie exigent que Louis soit allaité deux fois par jour, jusqu’à l’âge de deux ans. 
Et personne ne lui a demandé son avis. 
Il ne compte pas. 
Il ressent l'injustice de son sort. Mais il ne dispose pas du langage pour exprimer l'idée.
Il ne sait pas qualifier l'émotion qu'il sent peser sur sa poitrine de menuisier charpentier comme un quintal de bois. 
Il retombe dans la tristesse et revient s'épancher tous les soirs auprès de Marius.
Cette compagnie lui permet encore de supporter l'isolement de l’hiver. 
Au printemps, il se remet à espérer. 
C'est plus fort que lui, son tempérament optimiste reprend le dessus. 
Sûr cette fois que sa pénitence touche à sa fin, il s’astreint à la sobriété, et il jure qu’il ne laissera plus jamais personne lui voler sa femme. 

Et ce jour fatidique va arriver. 
Un dimanche du mois d’août.
Une fête est organisée pour l’anniversaire de Louis. 
Deux ans. 
Enfin !
Sous les arbres du parc, des tables recouvertes de nappes blanches, pâtisseries et vins fins. Pierre n’est pas officiellement invité, mais accepté. 
Mathieu et Louis jouent dans le jardin. 
Gabrielle contemple les deux enfants. Même silhouette menue, même chevelure blonde et bouclée, la fossette au menton, les yeux bleus. Deux Petits Princes. 
C’est frappant. 
Ils sont comme deux jumeaux. 
Elle s’étonne que personne n’ait encore remarqué leur ressemblance − sauf le géniteur, bien sûr, mais celui-là ne risque pas de s’en vanter, même si cette évidence lui fait parfois rougir le front.
Mathieu a la même figure intelligente que son frère, l'air délicat, et des traits fins. Gabrielle est persuadée que son fils ne sera pas un paysan, ni un simple travailleur. Elle en fera quelqu’un. Personne ne l’en empêchera. 
Elle a décidé que ce sera le sens de sa vie et sa revanche. 
Les petits garçons courent, insouciants, heureux. 
Mais ce jour-là, Gabrielle les regarde avec un pincement au cœur. 
Ils s’adorent, et ils vont être séparés à la fin de l’été. Les Borie ont annoncé leur départ à Bordeaux. Les petits seront les premiers à souffrir de ce déchirement.
Pierre, assis à ses côtés, cherche à pénétrer les rêveries silencieuses de Gabrielle. 
Il aimerait rejoindre ses pensées. 
Et son regard accompagne le sien. 
Pour une communion.
Il suit le même chemin. 
Il se pose au même endroit, sur les enfants. 
Et soudain, il voit ce qu’elle voit.
La vérité lui éclate à la figure.
Il tressaille.
Et Gabrielle tremble aussi, instinctivement.
Elle a mal pour lui.
À présent, il sait. 
Et il souffre.
Il se lève. Blanc comme un linge. Il ne peut rester une minute de plus ici, en ce château maudit. Ce lieu de dépravation. Cette demeure empuantie par le vice. 
Il s’enfuit vomir son dégoût ailleurs, au fond des bois, n’importe où.
Tant que le coupable était resté anonyme, il avait pu s’en accommoder. 
Il avait imaginé au départ qu'il s’agissait d’un débauché de passage, insignifiant, inconséquent, distribuant sa semence avec obscénité et impudence.
Et il était parvenu à rayer cette existence de son esprit. 
Ce n’est plus possible. 
Maintenant qu'il a reconnu les traits du reproducteur sur le visage de son enfant. 
Il croit qu'il les verra toute sa vie.
Pour lui, pour eux, rien n’est plus possible. 
Cette découverte renverse tout.
Et pour son malheur, cette réalité dévoilée au moment où il s'apprêtait à être heureux le prend en traître. 
Il crève de rage. 
À quelques jours de voir Gabrielle rentrer à la maison avec le petit. Pour de bon, cette fois. Cette promesse lui paraît ne plus avoir de sens.
Trop tard.
Il n’est sans doute pas fait pour le bonheur. 
Une malédiction des Nichottes.
Il boit toute la nuit. 
Il rêve d’expiation, de sang, de crime. 
Une haine féroce, contraire à sa nature, est entrée en lui.
Le lendemain, il s’éveille avec une gueule de bois et de sales idées qui lui martèlent tour à tour le crâne. 
Ses mains puissantes de charpentier frémissent du désir de serrer la gorge de ce marchand de pinard outrecuidant et lubrique qui se prend pour un seigneur. 
Il rumine son envie de tuer et son esprit forcené ne s'emploie qu'à chercher la meilleure méthode.
Quand il apprend qu’un rendez-vous se prépare dans le pavillon de chasse, il sait que le moment de la vengeance est venu. 

Il part comme un fou. Il n’emprunte pas les sentiers, il coupe à travers la broussaille, les fourrés − personne ne doit le voir. Il enjambe les fossés, il saute par-dessus les ajoncs. Il ne court pas, il vole. 
Libre, déjà, dans sa tête. 
Il pense à Gabrielle, à sa grand-mère, Marie Chaumette, et à toutes les femmes, celles dont parle Louise Michel, «ce bétail humain qu'on écrase et qu'on vend".
C'est pour elles qu'il est là. 
Il pense au salaud de Nichotte. C’est à lui aussi qu’il va faire la peau. Depuis le temps qu'il attend de lui tordre le cou, à celui-là...
Il est à la cabane avant tout le monde. Il se poste à quelques mètres, dans l'ombre des grands arbres. Les invités arrivent par groupes de deux ou trois, cette fois, il n’y a pas de filles, il s’agit donc d’une vraie partie de chasse. Précédée d’un repas. 
Quelqu’un ouvre la fenêtre, la porte n’a pas été fermée non plus, bruits de vaisselle, le gueuleton s’éternise, rires gras, les bouteilles se vident. 
Et Pierre attend, dissimulé dans les buissons. 
Il laisse s'écouler le temps.
Il attend son heure pour agir. Il table sur le hasard pour favoriser son entreprise. Comme sur le destin qui régit toujours tout. Il n’a pas de plan. Il n’a d’autre stratégie que sa détermination et ne compte que sur sa force. 
Les hommes sortent pisser les uns après les autres avant de retourner s’équiper pour la chasse. Certains biens éméchés. 
Pierre attend son homme. 
Il le voit surgir à son tour, s'arrêter un instant sur le pas de la porte, humer l'air avant de passer derrière la cabane. 
Une marée de violence le fait trembler.
Borie, occupé à se débraguetter, ne l’entend pas venir par derrière. Il n’a pas le temps de réagir. Encerclé par un bras de fer, bâillonné en même temps, il se sent soulevé de terre. 
Pierre le tire à travers les taillis jusqu’à un endroit suffisamment éloigné pour pouvoir accomplir ce dessein qui lui fait bouillir la cervelle depuis trois nuits. 
Il saisit son couteau dans sa poche, mais l’esprit malin du marais lui souffle à l’oreille une bien meilleure idée. Il ne va pas utiliser son surin. 
— Tu sais nager, Borie ? Alors on va voir si c’est vrai que t’es un champion.
 Il saisit l’homme par le col et le jette dans un trou d’eau noire.
 Il se dira que Borie, ivre, a trouvé le moyen de s’entraver sur une racine et de se noyer dans cinquante centimètres d’eau. 
Mourir dans une flaque, pour un sportif qui s’illustrait tous les ans au concours de natation de la fête du lac, cela fera se gausser les mauvaises gens. 
Pierre ricane. 
Démoniaque.
Le corps à corps est bref. Borie n’est pas de taille à lutter avec la pogne d’un charpentier, il le sait et cela lui sape immédiatement le moral. Malgré sa motivation à rester en vie, il manque de volonté pour continuer à se débattre. 
Agenouillé sur le dos de sa victime, Pierre lui maintient les deux bras repliés en arrière d’une main et il appuie de l’autre sur le crâne pour lui enfoncer la face dans la vase.
Il compte les minutes qui sont jubilatoires. 
Trois ou quatre de plus suffiraient pour que Charles Borie cesse de vivre.
Mais c'est là, à ce moment crucial, que les discours de Marius lui reviennent en mémoire.
Il revoit les visages suppliciés des soldats de Sedan, leurs yeux révulsés, les bouches tordues, béantes, pleines de mouches et de vers, la laideur de la mort, et la peur s'empare de lui.
Il cramponne sa victime par la veste, relève le noyé qui hoquète et qui crache. Il lui tape dans le dos, le ranime, le traîne sur quelques mètres pour l'asseoir, appuyé à un tronc. 
Borie reprend vite ses esprits, il se redresse déjà et profère des menaces.
—Mora tu me le paieras ! ça va te coûter cher. Tu iras en prison ! tu seras guillotiné !
Pierre n'entend pas, il est loin. 
L’air qui lui fouette le visage dans sa course à travers les bois le dégrise. 
Il émerge de sa folie, et prend conscience de son acte. 
Ce ne sont pas les conséquences qui l’effraient pour le moment. 
Il ne se projette pas encore dans l’avenir. 
C'est la rétrospective de ce qu’il a frôlé qui l'épouvante. 
Il s’est vu sur le point de changer de peau. 
Il a failli franchir la frontière. 
Passer dans le camp des tueurs, celui des assassins, de ceux qui sont capables de prendre froidement une vie. 
Il s'en est fallu d'un cheveu. 
Sans les images monstrueuses qui lui sont miraculeuses venues à l’esprit, sans le récit de Marius, sans la bataille de Sedan et ses milliers de cadavres, il l'aurait fait, il aurait mis fin à la vie d’un homme. 
Il aurait regardé son âme s’envoler sans éprouver compassion ni pitié. Aveuglé par sa colère, il n’aurait rien ressenti, pas l’ombre d’un remords. 
Rien.
Il n’en revient pas. 
Cela aurait été si facile. 
Il ne sait plus s'il est le même homme, après ça.
Cette noirceur est en lui, désormais, et il faudra vivre avec.

Pendant que Pierre se débrouille comme il peut avec sa conscience, dans le marais, Borie se remet et appelle à l'aide. 
Par malchance, Duprat, l'homme qui entend son cri et survient le premier sur les lieux, le hait autant que Pierre le déteste. 
Ce n'est pas l'amour qui a fait d'eux des rivaux, mais l'argent qui a fait d’eux des ennemis jurés. 
Et la rapacité va se révéler plus nuisible que la jalousie.
Le regard de cet homme cupide qui s’apprête à aider Borie à se relever tombe malheureusement sur le poignard de Pierre, oublié dans l'herbe. 
La tentation est irrésistible.
Duprat n'hésite pas un quart de seconde. Il profite de l’aubaine pour se débarrasser de l'usurier qui le tient à la gorge depuis des lustres. 
Borie comprend en un éclair ce qui va se passer, mais il n'a pas le temps d'esquiver le coup.
Duprat frappe au cou, et tranche net la carotide. Le sang gicle, la mort est rapide. Le criminel jette le poignard dans l'eau, se lave les mains, et rejoint les chasseurs qui sont en train d’organiser la battue. 
Le cadavre découvert dans l’après-midi par les chiens est ramené chez lui. 
En moins d’une heure, la nouvelle parcourt le village. Les sous-entendus vont bon train.
Les langues se délient au sujet des bambochades pratiquées par ces messieurs, et elles en profitent pour en tirer l’idée d’une morale vengeresse et expéditive. 

Le lendemain, Pierre est convoqué chez le mort. 
Il y a du monde. Comme pour les réceptions. Mais ce qui frappe, aujourd’hui, c’est l’ambiance funèbre, le silence, les conversations étouffées, les voix basses. 

Sur la terrasse, Angèle, pâle dans sa robe noire, reçoit les condoléances. Le procureur se tient à ses côtés, en maître des lieux et de la situation. De son estrade, il fait en permanence un tour d’horizon, épiant les arrivants. 
Rien ne lui échappe. Il est en alerte. Malgré sa mine grave de circonstance, il arbore son air habituel de fouineur.  
Toujours à sonder les visages comme si c’était dans sa nature de traquer les criminels. 
Dès qu’il voit s'approcher le mari de Gabrielle, il s'empresse vers lui comme s'il était l'homme qu'il guettait. Il déclare froidement devoir s'entretenir avec lui, mais l'intervention d'Angèle, qui l'entraine à l'intérieur, l'en empêche. Desgraves, contrarié de devoir abandonner Pierre quelques minutes, lui intime de ne pas bouger d’un millimètre en attendant.
Durant ce laps de temps, de son poste, Pierre en profite pour regarder Gabrielle qui s’occupe des enfants, un peu plus loin, dans le jardin. 
Elle se tourne vers lui, et lui fait signe de la rejoindre. 
Il descend les marches et parcourt la distance qui les sépare. 
Ils se dévisagent, intimidés, apeurés. 
Dans cette situation, chacun a ses raisons de l'être. 
Ils songent au mort. Ils ne savent pas quoi se dire. 
Ils sont là, debout et silencieux, l’un devant l’autre.
Et Gabrielle en baissant les yeux découvre les mains de Pierre, zébrées de griffures récentes Elle examine de près les scarifications. Tellement édifiantes pour elle qui reconnaît aussitôt les écorchures caractéristiques des ajoncs du marais. Quand tous, ici, ne verront que des mains rugueuses et abimées de travailleur.
Enfin, elle avance les doigts pour effleurer les blessures. 
Puis son regard remonte lentement vers le visage, elle en détaille chaque trait, à présent. 
Muette.
Le temps que la vérité trace son chemin. 
Elle voudrait prononcer des mots, poser des questions, lui demander par exemple où est passé son couteau, mais elle a perdu la parole. 
Elle continue à le fixer sans rien dire. 
— Pierre ? Parvient-elle à souffler, au bout d'une minute, et c'est tout. 
Pierre retire subrepticement ses mains et les dissimule dans ses poches tout en soutenant son regard.
Il relève le menton. Il veut lui montrer qu'il n'a pas peur.
Gabrielle est statufiée. 
Elle attend une confirmation. 
Ses lèvres tremblent. 
Elle voudrait dire : c’est toi ? Tu l’as fait ? 
Mais les mots ne peuvent pas sortir de sa bouche.
Il hoche la tête.
Il a entendu son silence. 
Il dit oui d'un battement de paupières.
Oui, parce que c’est presque la vérité, c’est presque comme s’il l’avait fait.
Pour elle, il dit oui.
Et Gabrielle a l’air de le contempler pour la première fois. 
Et tout devient possible pour lui.
Il se sent exister à ses yeux.
Exister comme jamais.
À cet instant, le procureur, de retour sur la terrasse, les repère tous les deux et leur fait un signe impérieux en levant le bras.
Ils le voient descendre les marches et s’en venir vers eux à grandes enjambées, d'un air décidé.
Revenu brusquement sur terre, Pierre se raidit. 
Il est pris. 
Lui qui venait tout juste d'effleurer le bonheur le voit en ruines. 
Il se résigne déjà au pire. Comme font toujours les pauvres. Il s’y prépare. 
Et peu importe ce qu'il va advenir de lui, la lumière qu'il a vue s'allumer aujourd'hui dans les yeux verts de Gabrielle vaut bien tous les sacrifices.
Avant d'être emmené, c'est ce qu'il voudrait lui dire. 
Et s'il ne doit plus la revoir, il voudrait qu'elle sache ce qu'elle est pour lui.
Le centre de l'univers. 
Il cherche à composer une phrase pour lui laisser ce message, mais elle touche alors la manche de sa veste, comme pour le ramener à elle et à la réalité. 
Elle n'a pas l'air inquiète de voir l'homme de loi fondre sur eux. Elle sourit.
Elle se hausse sur la pointe des pieds pour lui murmurer à l’oreille :
— Il t’a fait demander pour le cercueil. C’est tout.