Traduction

jeudi 1 décembre 2016

Un indice









Chers lecteurs


Je ne résiste pas au plaisir de vous soumettre un premier indice sur mon prochain roman, celui que je suis en train d'écrire, tant il me semble actuel, ce texte prémonitoire de Jacques Brel. 
  Et parce que souvent vous êtes plusieurs à me le demander, j'ai envie de vous faire plaisir et de vous mettre sur la piste (mais ne vous y trompez pas, il s'agit bien d'un roman noir) : 

« Je vous souhaite des rêves à n’en plus finir.
Et l’envie furieuse d’en réaliser quelques-uns.
Je vous souhaite d’aimer ce qu’il faut aimer, et d’oublier ce qu’il faut oublier.
Je vous souhaite des passions.
Je vous souhaite des silences.
Je vous souhaite des chants d’oiseaux au réveil, et des rires d’enfants.
Je vous souhaite de respecter les différences des autres parce que le mérite et la valeur de chacun sont souvent à découvrir
Je vous souhaite de résister à l’enlisement, à l’indifférence et aux vertus négatives de notre époque.
Je vous souhaite enfin de ne jamais renoncer à la recherche, à l’aventure, à la vie, à l’amour, 
car la vie est une magnifique aventure et nul de raisonnable ne doit y renoncer sans livrer une rude bataille.

Je vous souhaite surtout d’être vous, fier de l’être et heureux, car le bonheur est notre destin véritable. » Jacques Brel

lundi 28 novembre 2016

Paris Polar



C'était le 18, 19 et 20 Novembre à Paris Polar. 




Traversée de la nuit  

Écoute la nuit. Tu entends ce raffut ?
L'océan roule sa caisse.
Neptune fait trembler les ténèbres. Nous renvoyant la solitude. La peur.
Comme cette lune phosphorescente qui nous regarde...
Je déteste la lune, Violette. Tu veux savoir pourquoi ?
Tu ne dis rien ? Ça ne t'intéresse pas ? Tu as peur ?
Il ne faut pas. C'est fini. Je ne vais pas te faire de mal et lui non plus, maintenant, tu vois bien.
C'est à cause de mon père. Enfin non, de ma mère plutôt. Elle disait :
— Ne pleure pas, Romain, il n'est pas méchant, au fond, papa.
Pas méchant ? Mince ! Qu'est-ce qu'il te faut ?
— Non, je t'assure, il est.... il est lunatique.
Lunatique, tu parles !
C'est tout ce qu'elle avait trouvé.
J'en déduisais qu'il fallait se méfier des lunatiques.
Et de la lune. Je l'observais chez moi, par la fenêtre, ronde, quartier, blafarde ou lumineuse, elle m'effrayait toujours. Je me disais qu'elle détenait le pouvoir maléfique de transformer mon père, de faire sortir le démon, de faire de notre vie un enfer.
Après tout, elle est capable de soulever les océans, pourquoi pas la colère d'un homme ?
Bon, c'est du passé. Y a plus à y revenir.
On n'a qu'à simplement tourner la tête de l'autre côté et regarder les étoiles pointiller dans ce demi-ciel et c'est tout. Un morceau de ciel sans lune. De préférence.
Et parler d'autre chose.
Le dos calé contre le béton encore tiède. Assis sur le sable.
Comme deux nomades.
Tu sens ce petit vent ? C'est le souffle de la marée. L'océan viendra lécher le pied du blockhaus. Pas plus. Il s'immobilisera là. Ce sera l'étale. Le calme plat. Le temps arrêté.
C'est l'été. L'air est si doux.
De la soie.
Dire que c'était nos vacances !
Est-ce que tu as remarqué la lumière du ciel, la nuit ?
Non ? Ben, lève les yeux.
Ce que j'aime, la nuit, c'est que tu peux te propulser dans l'infini, renverser la tête et plonger dans l'univers, voyager parmi les galaxies. Interroger les étoiles.
Le jour, c'est impossible, tu ne peux pas décoller. Le jour, l'univers est invisible. L'astre solaire t'en met plein la vue. Résultat, tu n'y vois plus que du bleu. Et tu te crois assis sur le noyau du monde.
L'an dernier, j'ai lu un bouquin de Hubert Reeves. Il écrit que nous sommes tous poussières d'étoiles. Tu le savais ?
Poussières d'étoiles. Sauf toi, Violette. Toi, tu es une étoile.
Mais pourquoi tu ne bouges pas ? Tu ne parles pas...
Allez, fais un effort.
Moi non plus je ne suis pas méchant, tu sais.
Merde, il va pleuvoir, tu vois cette noirceur au-dessus de l'horizon ? C'est pour nous. Un orage qui monte. Ne t'inquiète pas. Ce n'est pas pour tout de suite. On a encore un peu de temps devant nous. En plus, si ça se gâte, on pourra toujours s'abriter dans le bunker.
Qu’est-ce que je disais, déjà ? Ah ! Oui,  je ne suis pas méchant.
Max, je l'aime comme un frangin, enfin, j'imagine, parce que je ne sais rien de l'amour fraternel, je suis fils unique et entre nous c'est tant mieux, ils ont bien fait de s'arrêter là, mes géniteurs. Pour me faire endurer ce que j'ai enduré...
Ça fait des années qu'on est potes, Max et moi. Depuis le CP. Quand je suis venu vivre ici, chez ma grand-mère. J'ai quinze ans, donc ça fait neuf. Déjà ! Neuf ans pénards ! C'est toujours ça de pris !
Bon, je ne vais pas palabrer là-dessus parce que sinon, je risque de me mettre à chialer. Ma mémé, elle est tout pour moi. Tout. Et ça va la tuer.
Putain de soirée.                                                                        
De toute façon, c'était mal barré depuis le départ. Je ne te parle pas du début de la soirée, mais de ma vie. Mon existence pourrie.
Tiré un mauvais numéro comme on dit. Lieu commun. C'est facile à dire quand on n'est pas concerné soi-même. Je les entends d'ici les éducateurs et les psys. Je les vois, froncements de sourcils, hochements de têtes apitoyés, soupirs. L'empathie, l'écoute, la bienveillance, tout ça, je connais la musique. Ils veulent t'aider et il y en a même certains qui y croient dur comme fer.
Et toi, tu joues le jeu. Tu te dis, à quoi bon se fatiguer ? Essayer de leur expliquer qu'ils ne peuvent pas comprendre. Ils ne pigeraient pas ça non plus. Pourquoi les décevoir ? Tu ne veux pas les contrarier.
Et puis, des fois, un peu de douceur, ça ne fait pas de mal. Alors tu prends. Sans faire d'histoires.
Mais ils sont à des années-lumière de ce que tu vis. Tu vois la Petite Ourse, là-haut, juste au-dessus de nos têtes, au bout de la queue, la plus brillante, c'est  l'étoile Polaire : Alpha Ursæ Minoris, tu la vois bien et pourtant elle est à quatre-cent-trente-et-une années-lumière. Ben pour eux, c'est pareil, t'es aussi loin que ça. Comment tu veux franchir une distance pareille ?
Voilà pourquoi j'ai capitulé, j'ai préféré faire semblant. Et puis, j'ai hérité du tempérament de ma mère. La docilité. Enfin, je le pensais, jusqu'à... jusqu'à ce soir.
Ma mère était très douce. Elle m'aimait tendrement. Mais elle était folle dingue de mon père.
Ils m'ont tout montré de leur amour. Tout. Enfin, surtout la plaie.
La plaie de l'amour. Tu ne peux pas savoir ce que c'est. Moi si. J'te jure ! J'en connais un rayon.
Les scènes... et le reste. Sans pudeur. Ils s'en foutaient. Dépassés par leur passion.
Pas facile, Violette, je te jure ! J'étais minot quand même.
C'était un type "bien" en apparence, mon paternel. Ne crois pas que c'était le genre pilier de bar, sans boulot, tous ces clichés. Pas une brute à priori. Non. Ingénieur, eh oui. Belle situation, belle maison, belle femme. Et moi en surplus.
Paradigme du bonheur.
Je ne sais pas ce qui a tout foutu en l'air. Je crois qu'il s'est passé quelque chose dans leur vie qui a rendu mon père fou à lier.
Est-ce que nous hébergeons tous un monstre, tapi au fond de nous ? Qui peut se réveiller, sortir sans crier gare ? 
Est-ce que c'est ce qui m'est arrivé à moi aussi ? Est-ce que je suis comme lui ?
Non non non, je maintiens ce que j'ai dit,  je ressemble à ma mère.
Je ne suis pas violent. Enfin, d'habitude. Ce soir, c'est l'exception. Un accident. Il faut me croire.
S'il te plaît Violette, réponds de temps en temps. Ton silence me pète les tympans.
Je ne vais pas faire la conversation le reste de la nuit.
L'erreur, c'est d'être venus sur la plage. De l'avoir suivi. Lui.
Je ne suis pas malin. Comme ma mère, je te dis, obéissant. Faiblard. Je me laisse faire.
Jusqu'à un certain point. Tu l'as vu.
Max est passé à la maison vers neuf heures, on avait juste fini de dîner. Ma grand-mère l'a invité à manger le dessert. Des fraises à la chantilly. Elle refuse de se servir d'un robot, la chantilly à la fourchette, c'est la meilleure du monde. Elle doit être la seule à faire encore ça. Ce n'est pas un rejet de la modernité, non, c'est qu'elle tient à perpétuer la recette,  c'est un rite sacré, comme une religion, tu vois ?
La pauvre, quand elle va savoir. Ça va la tuer.
Après, on est partis te chercher. La suite tu la connais.
Mais ce qu'il faut que tu saches, c'est que je n'étais pas dans le coup, c'était son idée, pas la mienne, je n'ai pas voulu ce qui est arrivé. D'accord, j'ai perdu le contrôle. Peut-être que c'est de famille. Je veux dire, cette incapacité à maîtriser ses pulsions.
Je suis sorti de moi.
La bête libérée.
J'ai cogné jusqu'à n'en plus pouvoir.
J'en tremble encore, regarde.
Exactement comme mon paternel. Quand il avait la rage, je l'ai vu frapper jusqu'à la tuer. Enfin, non, il s'arrêtait juste à temps. D'un seul coup, la main s'immobilisait, en l'air, arrêt sur image, le geste suspendu, il revenait sur terre. Ensuite, il s'écroulait, grelottant comme un hybernatus. Il jurait, se trainait à ses pieds comme un misérable. Et elle lui ouvrait les bras. Et ils s'aimaient.
Je me suis toujours demandé quel était ce déclic, cette prise de conscience qui survenait tel un éclair au sommet de la crise de folie pour le foudroyer sur place et l'empêcher d'achever son crime.
Le lendemain, ma mère me berçait, me racontait des histoires, toujours le même discours, il n'est pas méchant, au fond, papa.
Non, pas méchant, tu me l'as déjà dit, maman. Au fond.
C'est quoi, le fond ? Je me disais. Un jour, je lui ai posé la question. C'est ce qu'on ne voit pas, elle a dit. L'intérieur du cœur. Les entrailles du moi, elle a murmuré pour elle seule, le regard évaporé. Ça restait un mystère.
Je savais qu'on serait tranquille pendant deux trois semaines. On se la coulait douce. On se refusait rien. Cinoche, restos, balades tous les trois sur les quais. Moi au milieu, glissé entre eux qui se bécotaient au-dessus de ma tête. On aurait dit que ce bonheur était fait pour nous.
Ouais. À te remuer les tripes quand il se mettait à chanter pour elle - elle adorait Brel : "Oh mon amour, mon doux, mon tendre, mon merveilleux amour...".
Jusqu'au jour où tout recommençait : il y a un couplet qui le dit : " et chaque meuble se souvient.... des éclats des vieilles tempêtes ".
Chez nous aussi le mobilier dérouillait ! Parfois, c'était chouette, quand on changeait de décor, de style. Et d'ambiance... Je te le fais pas dire ! Quand la musique s'arrêtait.
Tout repartait de zéro. Le cycle infernal. Lunatique.
Plus tard, en grandissant, ça me travaillait toujours cette obsession de la lune, et du fameux "fond", j'ai cherché. J'ai trouvé une explication qui faisait un lien entre les deux, éclairant un peu le discours de ma mère, la lune noire serait le symbole de l'invisible de nos vies, le côté obscur de nos âmes, ce que nous refoulons dans notre inconscient.
Je crois qu'ils étaient plusieurs dans les entrailles du moi de mon père.

Cela aurait pu durer des années. Ma mère avait du talent pour restaurer le bonheur après la tempête. C'était comme s'il ne s'était jamais rien passé. Comme si elle n'avait pas mal. Ni peur. Elle endurait. Sans rien dire. Ni porter plainte. Tu parles, elle l'adorait. Pas question d'aller baver à la police. Stoïque.
Même les toubibs n'y voyaient que du feu quand elle se faisait soigner, elle les embobinait avec des histoires de chutes dans l'escalier, ou autres inventions, et elle changeait sans cesse de médecin. Il fallait bien quand même qu'elle se fasse réparer. Les bras cassés... Les dents pétées...
Mais elle n'était pas invulnérable, sa résistance s'amenuisait doucement, sans faire de bruit. Le fil de plus en plus ténu qui la reliait à lui, à nous, qui la maintenait en vie s'est rompu. Elle est allée se noyer dans la Seine.
Tu sais pourquoi elle a fait ça ? Ou plutôt pour qui ? Pour lui. Pour qu'il ne devienne pas un criminel. Pour l'empêcher de la tuer. Elle a pris les devants. C'est pas une preuve d'amour ?  Ça t'en bouche un coin, hein ? Héroïque, non ?
Mais lui aussi n'en pouvait plus de se supporter et de supporter la vie. Sans elle. "Oh mon amour..."
Il a réglé la question d'un coup de fusil. Et je me suis retrouvé orphelin.
Ils m'ont oublié, dans l'affaire. Ils m'ont juste oublié. Et pourtant ils m'aimaient. Mais pas assez pour que cela fasse la différence.
Je n'ai pas compté assez pour les empêcher de mourir, tu te rends compte, Violette ?
C'est de ma faute. C'est vrai, j'aurais dû râler, les engueuler, leur rappeler leur devoir de parents, leur dire que j'en avais ras le bol de leur cinéma, que je souffrais, que je voulais qu'ils arrêtent. Au lieu de ça, tu veux que je te dise la vérité ? Je crevais de peur.
Je me planquais sous le lit quand ça bardait. J'attendais l'embellie. Qu'ils me serrent dans leurs bras, m'emmènent dîner dehors, qu'on fasse la fête, que mon père chante Brel, qu'on soit heureux. Je voulais tant retrouver ce bonheur. M'en gaver, m'en étourdir.
J'étais qu'un mioche, je te l'ai dit. Cinq six ans, quoi.
J'aurais pu disparaître moi aussi, avec eux, mais je me suis accroché à la vie, je ne pourrais pas t'expliquer pourquoi. Rescapé malgré moi de la tragédie.
Bon, j'ai franchement pas envie de te faire chialer sur mon enfance malheureuse. D'ailleurs, y a pire. Dans le foyer de la DDAS où j'ai passé quelques mois, j'ai rencontré des mômes qui en avaient vu des vertes et des pas mûres et qui n'avaient personne sur terre. Moi j'ai eu ma grand-mère. Un cocon de tendresse, elle a tout fait pour essayer de me rafistoler, de me remettre dans le circuit.
Elle m'a récupéré après une sacrée bagarre avec les services sociaux. Trop vieille, ils disaient. Elle s'est battue pour m'avoir.
Elle a réussi. J'étais un môme gentil, sage, je travaillais bien à l'école. Même qu'à la fin de la troisième, au mois de juin, les profs n'étaient pas d'accord avec mon choix d'orientation. Boulanger. J'étais trop bon élève pour faire ce métier, d'après eux. Et pourquoi ? C'est déshonorant de  faire du pain ? Il faut être bête pour ça ? J'ai dit. Je suis un peu têtu. Boulanger, c'est ce que je veux être.
Ma grand-mère s'exprime beaucoup en utilisant des proverbes, ou des maximes. Elle dit toujours d'un tel ou un tel qu'il est "bon comme du bon pain". Peut-être que cela vient de là, mon attrait pour ce métier. Va savoir... Tu sais, je suis bizarre, comme mec.
À part faire du pain, ce qui me plairait aussi c'est d'étudier le cosmos. Astrophysicien. Ça doit être tripant de se balader tous les jours au milieu des étoiles, tu crois pas ? Mais il faudrait encore squatter l'école pendant des piges, j'ai pas envie,  je veux gagner ma croûte rapidos.
Enfin, maintenant, même boulanger, c'est compromis.
L'avenir... Je sais pas s'il existe encore.
À propos, il faut que je regarde l'heure. Deux plombes !
Il va falloir prendre une décision.
Qu'est-ce qu'il faut faire, Violette ? Dis-le-moi.
Mais tu es toute froide. Attends, je vais te couvrir avec ma veste.
Je sais bien ce qu'il faut faire. Il faut téléphoner aux flics. Il n'y a pas d'autre issue. Ne t'inquiète pas, je vais m'en occuper, mais on a encore un petit bout de temps devant nous.
Avant, j'aimerais juste voir mourir la nuit.  Regarder les étoiles s'éteindre.
Attendre avec toi les premières lueurs du jour. Là, comme ça, en te tenant la main. Sans parler, puisque tu ne veux pas. Voir l'océan se replier comme un trouillard. Et pourquoi pas, au petit matin, se jeter tête la première dans l'écume ? Qu'est-ce que tu en dis ? Pour avoir  l'illusion de se laver. Se laver de tout. Se sentir propre - comme un sou neuf, dirait ma mémé. Ouais, innocent, l'espace d'un instant.
Ta main est glacée. Des petits grains de mica collés sur ta peau. Laisse-moi souffler sur tes doigts pour les réchauffer.
Max, il faut lui pardonner, à présent. Il a déraillé, d'accord,  mais tu es tellement belle ! Belle comme le péché. Un vrai supplice, qu'est-ce que tu veux !
Non, non, ne te fâche pas, je ne l'excuse pas. Ok, ok, c'est mal, ce qu'il a fait. Je retire ce que j'ai dit.
Il a tout foutu en l'air.
Moi, j'aurais continué à t'aimer sans te le dire. 
Comme un con.
À lui laisser la première place. Je croyais que c'était ce que tu voulais. Toi aussi.
Tu vois, quand je te disais que je n'étais pas malin.
On a fait d'abord la tournée des bars, on n'a vu personne. Personne que l'on connaît. Il avait déjà son plan dans la tête, Max, mais ni toi ni moi ne l'avons soupçonné. Il nous a bluffés et emmenés ici.
D'habitude, tu portes toujours un jean. Qu'est-ce qui t'as pris de sortir habillée comme ça ce soir ? Attends, ne t'emballe pas, je ne suis pas en train de te dire que tu l'as cherché ce qui est arrivé, que tu nous as émoustillés avec cette robe qui s'envole au premier soupir. Ceux qui disent des trucs pareils sont des fumiers. Tu as le droit de t'habiller comme tu en as envie.
Non, ce que je veux dire, c'est que si tu avais eu ton jean, les choses ne se seraient pas passées de la même manière. Je n'ai pas besoin de te faire un dessin. Tu comprends pourquoi n'est-ce pas ?
Une aubaine, pour lui, cette robe. Le jean aurait pris plus de temps. C'est ce que je me suis dit.
Il m'appelait, ce salaud !
"Romain, allez, viens ! viens m'aider quoi ! Elle demande que ça !"
Je voyais bien que ce n'était pas vrai.
Tu demandais qu'il arrête, qu'il te laisse. Il te maintenait les bras pliés en arrière, couchée sur le sable. Il a même réussi à t'arracher ta culotte.
"Allez, viens, Romain, qu'est-ce que tu fous ! "                                     
Et moi planté là. J'ai mis du temps à réagir.
Je pouvais pas le croire. J'étais scotché. Paralysé.
Tu sais, comme quand j'étais môme et que je me planquais sous le lit pour ne pas les voir s'étriper.
Puis, d'un coup, je suis parti en vrille. Un truc qui a explosé dans ma tête. Je me suis jeté sur lui. Je l'ai chopé par le bras, renversé sur le dos, roué de coups de pieds.
L'effet de surprise passé, il a roulé sur lui, et s'est mis debout. Je ne m'étais jamais battu. J'ignorais que j'étais doué pour ça.
Je croyais qu'il était plus fort que moi.
Tu as vu ses biscoteaux ?
Moi qui suis plutôt gringalet.
Mais je n'étais plus moi. J'avais la rage. J'étais invincible. Surhumain.
D'où me venait cette force inconnue ?
De toi, Violette. De toi, sûrement.
Il n'avait pas le dessus.
Alors il a ramassé cette planche pour me frapper. Dans le noir, je ne sais pas s'il avait vu qu'il y avait des pointes. Moi non. Je n'en ai pas eu le temps.
Le sang giclait,  pissait du front, coulait sur ma figure.
Mais je n'avais pas mal, je sentais rien, j'avais peur pour toi, c'est tout.
Alors, de toutes mes forces, je lui ai tordu le bras pour lui faire lâcher ce morceau de bois. 
Maintenant il est là, regarde, couché à côté de nous. Il ne bouge plus.
Un tas de viande.
C'est triste, c'est mon ami. Le seul que j'aie jamais eu, Violette, tu te rends compte ?
Et lui aussi était gentil.
Au fond.
Si si. Je le sais.
Cet orage nous fait poireauter. Qu'il s'amène et qu'il craque, bon sang !
Il est quatre heures, allez, courage, il faut les appeler.
Non, attends un peu. Encore un moment, mon amour.
Tu permets que je dise mon amour ?
" Mon merveilleux amour. De l'aube claire jusqu'à la fin du jour..."
C'est beau, Brel. L'aube se lève justement. Comme dans la chanson.
Combien de temps mettront-ils pour arriver, quand on les aura appelés, d'après toi ?
Tu vois le tableau ? Ils vont nous trouver dans un sale état tous les trois, je te le dis !
Tu me laisseras parler, n'est-ce pas ? Ouais, je préfère.
Je leur expliquerai pourquoi je me suis battu avec lui. Pour te sauver, pour l'empêcher de te faire du mal, mais tu sais, je ne me fais pas d'illusions. Avec le pedigree que je traîne... mes histoires de famille et mes séjours dans les foyers, je suis catalogué, tu penses ! Ils vont pas me croire.
Enfin, quoi qu'il se passe, ne t'en mêle pas, laisse-les m'embarquer.
Personne ne sera étonné, tout le monde dira : pas surprenant avec un départ pareil dans la vie et les psys feront leur topo là-dessus, du pain béni pour eux cette histoire, tu verras, ils expliqueront les événements de la nuit comme s'ils savaient mieux que nous ce qui s'est vraiment passé, ils trouveront des liens, des symboles, de quoi étaler leur science.
Au final, ils feront de moi un criminel héréditaire. Comme s'ils avaient tout pigé.
Et qu'est-ce qu'ils en sauront de notre odyssée de la nuit ? Que dalle.
Mais je m'en fous. J'assume. T'en fais pas.
Et ça ne gâchera rien. Pour moi, c'était plié d'avance, je te l'ai dit tout à l'heure, je suis né sous une mauvaise étoile, pour parler encore une fois cliché, comme ma mémé.
D'ailleurs, c'est moi le responsable de tout, c'est moi qui ai commencé à le tabasser, tu l'as bien vu. Alors qu'il était à terre.
Je m'en veux.
Si j'avais été plus futé, je t'aurais pris par la main et on aurait cavalé. C'est ce que j'aurais dû faire.
À force, je crois que je perds la mémoire, Violette, je ne sais plus qui a fait quoi. Je ne me rappelle plus. C'est brouillé dans ma tête. C'est ce qu'il disait mon père, après ses crises, il ne souvenait de rien et ne savait plus ce qui l'avait poussé. Il était malade.
Je suis peut-être malade comme lui.
Je ne sais plus ce qui est vrai.
Depuis des heures que je baratine, avec toi à côté, toute froide et qui réponds pas, qui réponds pas... Comme si t'étais morte. Je dégoise, je t'envoie des mots pour te réveiller et tu ne réagis pas, tu les laisses s'envoler dans les airs, se perdre, s'évanouir dans le noir. C'est dur. Et moi, je sais plus où j'en suis.
Je voudrais revenir au début de la soirée, juste après les fraises à la chantilly, quand on est allés te chercher. On irait marcher sur la jetée tous les trois avant d'aller au café de la plage boire des mojitos et écouter de la musique et après, on irait faire la teuf au Cachalot jusqu'au matin, puis on te raccompagnerait chez toi et rien n'arriverait, rien.
Si on pouvait revenir en arrière, Violette ! 
On ne viendrait pas sur la plage.
Tu connais la machine à remonter le temps ?
Quand j'étais petit, je rêvais de remonter le temps. Revenir aux jours heureux, quand ils étaient vivants tous les deux, Violette, vivants !
Je voudrais aussi que Max soit vivant.
Ce salaud, ce violeur. Mon pote.
Vivant, vivant, vivant !
Parce qu'il y a des choses qui ne doivent pas arriver. Jamais, tu m'entends ? Qui ne peuvent pas nous arriver. Des choses terribles comme une nuit profonde. Comme un trou noir avalant la lumière dans l’univers. Et elles arrivent. Et même là, quand elles sont là, devant nous, en vrai, en chair et en os, on ne peut pas y croire, elles ne sont pas réelles. Tu peux m'expliquer ce mystère, Violette ?
Tiens, l'orage a fui. Il nous aura menacés toute la nuit pour se tailler au dernier moment. Fichu le camp autre part, qui sait où... Quel lâcheur ! J'aurais préféré que ça pète. Pas toi ?
Regarde, au-dessus de la dune, le ciel est en feu. C'est le jour qui se pointe.
Pourtant il me semble que la lumière est en train de décliner. Oui, il fait sombre tout à coup.
Je ne vois plus que de l'encre à présent.
Est-ce la nuit qui revient ? Qui m'ouvre les nues ? Le vide sidéral qui m'attire ? Nom de Dieu !
Et cet incendie qui embrase le monde ! Est-ce l'orage qui a fait demi-tour ?
Mais c'est quoi ce chambard ? Les flics ? Ils sont déjà là ?  
C'est toi qui les as appelés, alors ?  
Qu'est-ce qu'ils font ? Ils m'emmènent ?
Ils m'allongent sur une civière. Pourquoi ?
Eh ! Attendez ! Je voulais marcher, moi !
Je n'y vois pratiquement plus rien, à part ce rouge et ce noir, ce rouge qui monte au zénith, mais je suis toujours là et j'entends encore. Je t'entends très bien, Violette.
Tiens, tu te réveilles ?
Tu demandes si je vais mourir.
Tu as retrouvé la parole, alors ?
Personne ne te répond. Ils ont autre chose à faire. Je sens qu'on me bande le crâne, on me pique le bras. Transfusion ? Tu vois, je suis encore lucide.
Tu insistes : " Il va pas mourir ?" 
Tu pleures parce qu'ils n'en ont rien à cirer de ta question.
Tu t'accroches au brancard. Ta main et tes lèvres se posent sur mon front.  Je suis déjà au paradis, ma parole ?
Ne meurs pas, tu répètes, ne meurs pas.
Eh ! Pourquoi tu le dis deux fois ? Je fais ce que je peux ! Si tu crois que c'est facile !
Allez, ne pleure pas, Violette, c'est comme ça. Il faut en finir un jour. Et la vie, tu sais, je n'y tiens pas tant que ça. Faut dire qu'avec moi, elle a été plutôt vacharde.  
C'est pas comme toi, t'es tellement belle et tu as l'avenir devant toi.
Mais qu'est-ce que t'es en train de disserter, à présent ?
Tu leur racontes que je serais mort si tu ne l'avais pas frappé avec la planche, mort. Que tu nous as défendus. Que t'as été obligée.
Pourquoi tu dis ça ?
Tu leur expliques que tu ne voulais pas le tuer. Tu n'as pas fait exprès. Ce sont ces pointes...
Après, tu étais en état de choc. Terrorisée.
Qu'est-ce que c'est ce char ? T'es barge ou quoi ?
Qu'est-ce que tu braves là ? Tu sais ce qui t'attend ? T'as envie de te retrouver en taule ?
Tu les intéresses grave avec ton discours, les flics. T'as gagné ! Ils t'en posent des questions. Et ils vont pas s'arrêter là, maintenant, crois-moi. Je les connais, ils ne te feront pas de cadeau. Tu n'imagines même pas ! Ils vont t'embarquer comme une vulgaire criminelle. Tu seras bien avancée !
Et moi qui vais crever. Franchement, ça rime à rien !
Mais j'ai pas dit mon dernier mot, Violette, tant que je suis en vie, tu m'empêcheras pas de te sauver la mise.
Hé ! Monsieur, ne l'écoutez pas. Elle abuse, là.
C'est moi qui l'ai fait.
Elle y est pour rien, je vous jure, c'est moi.
Et ne complique pas les choses, Violette.
Stoppe-moi ce laïus. C'est du gâchis.
Dis-leur, toi aussi, que c'est moi qui ai eu sa peau. Et on n'en parle plus.
Laisse-moi le mauvais rôle.
Je veux bien mourir, d'accord, mais avant, s'il te plaît, respecte ma dernière volonté,  c'est comme ça qu'on dit. Non ?
Alors, fais-moi ce plaisir.
Laisse-moi casquer à ta place.
Laisse-moi être ton champion.